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Tir de LBD sur Jean-François Martin : le policier identifié par modélisation 3D

En 2016, Jean-François Martin était éborgné par un tir de LBD lors d’une manifestation contre la Loi Travail à Rennes. D’abord classée par un non-lieu, l’affaire avait été rouverte en 2021 : un rapport d’expertise d’INDEX avait permis d’identifier le policier auteur du tir, qui avait été renvoyé devant le tribunal correctionnel. Depuis, la justice a fait machine arrière en prononçant un nouveau non-lieu. Aujourd’hui, nous rendons public le contenu de notre rapport.

Publié le 26.06.2023

Date de l’incident

28.04.2016

Lieu de l’incident

Rennes (35), France

Conséquence(s)

Mutilation

Ce 28 avril 2016 en début d’après-midi, plusieurs milliers de manifestants défilent contre la Loi Travail dans le centre-ville de Rennes. À proximité des quais de la Vilaine, des tensions éclatent entre manifestants et policiers. Ces derniers ont recours aux gaz lacrymogènes et effectuent plusieurs tirs de lanceur de balle de défense (LBD). À 13h09, l’un de ces tirs traverse la rivière et atteint un homme au visage. Jean-François Martin, un étudiant de 20 ans, s’effondre sur la chaussée. La blessure entraînera la perte définitive de son œil gauche.

L’enquête diligentée suite à la plainte de la victime a permis d’établir que seuls deux des policiers présents sur les lieux au moment des faits étaient porteurs de LBD. Mais rien dans cette enquête ne précise lequel des deux agents est responsable du tir qui a occasionné la blessure. Quatre ans après les faits, le 29 mai 2020, le juge d’instruction chargé de l’affaire prononce un non-lieu, au motif que l’enquête n’avait « pas permis d’identifier les auteurs du tir de LBD ayant touché Jean-François Martin ». Celui-ci faisait immédiatement appel de la décision.

En avril 2021, dans le cadre de cette procédure en appel, l’avocat de Jean-François Martin, Me Arié Alimi, a contacté INDEX pour travailler à une contre-enquête. À partir des nombreuses photos et vidéos prises au moment des faits, il s’agissait d’examiner les tirs de LBD identifiables dans les images et, dans la mesure du possible, de déterminer lequel des deux policiers porteurs de LBD était à l’origine de l’éborgnement de Jean-François Martin.

Reconstitution 3D des trajectoires de tir

Pour réaliser ce travail, nous avons d’abord procédé à une recherche en ligne approfondie (OSINT), afin d’enrichir la documentation visuelle disponible dans le dossier judiciaire. A l’issue de cette recherche, l’ensemble des images à notre disposition pour cette contre-enquête comprenait sept vidéos de témoins, une vingtaine de photographies prises par des journalistes, ainsi que des photogrammes extraits d’une vidéo de surveillance prise par un hélicoptère de la gendarmerie nationale.

Nous avons procédé à la synchronisation de ces images, en utilisant comme horaire de référence l’horodatage inscrit sur les images de vidéosurveillance de l’hélicoptère. À partir de cette synchronisation, l’analyse détaillée des images capturées autour de 13h09 – horaire de la blessure de Jean-François Martin – nous a permis d’identifier cinq tirs de LBD compatibles avec la blessure de la victime.

Sélection des images capturant les cinq tirs de LBD compatibles avec la blessure de Jean-François Martin. (INDEX)

Pour chacun de ces tirs, grâce aux images disponibles, nous avons reconstitué la position précise du tireur et du canon de son arme dans un modèle 3D des lieux de l’incident, afin de modéliser la trajectoire de chacun des tirs dans l’espace.

Reconstitution 3D du tir de LBD « T1.y » effectué par le policier Anthony P. (INDEX)

Reconstitution 3D du tir de LBD « T1.y » effectué par le policier Anthony P. – Détail (INDEX)

Ce travail nous a permis de situer les cinq tirs de LBD dans le modèle 3D des lieux de l’incident. En les examinant un par un de cette façon, nous avons constaté qu’un seul de ces tirs croisait la zone où était positionné Jean-François Martin au moment de sa blessure, tandis qu’un autre passait à proximité de cette même zone. Ces deux tirs ont été effectués par le même policier, Anthony P. Quant au deuxième policier porteur de LBD, Nicolas P., les trois tirs qu’il effectuait étaient dirigés vers le milieu de la passerelle, loin de la zone où se trouvait Jean-François Martin.

Reconstitution 3D des trajectoires des cinq tirs de LBD compatibles avec la blessure de Jean-François Martin. Mise en relation avec la position de la victime. (INDEX)

Le 31 août 2021, INDEX remettait son rapport d’expertise au cabinet de Me Alimi. En conclusion du document qui détaille chacune des étapes de notre analyse, nous indiquions :

« [I]l est fortement probable que le policier Antony P. soit l’auteur du tir de LBD qui a causé la blessure de M. Martin. »

Une « victoire » judiciaire de courte durée

L’audience en appel de Jean-François Martin auprès de la chambre de l’instruction de Rennes avait lieu en septembre 2021. En plus de l’avoir versé au débat, Me Alimi se souvient d’avoir « plaidé longuement sur les éléments qu’apportaient le rapport d’INDEX », qui étaient les seuls nouveaux éléments du dossier depuis le non-lieu prononcé en première instance.

En novembre 2021, fait rare dans un  dossier de violences policières, la chambre de l’instruction de Rennes infirmait le non-lieu prononcé en première instance et renvoyait le policier Anthony P. devant le tribunal correctionnel – ce même policier identifié dans notre rapport d’expertise comme l’auteur très probable du tir de LBD ayant éborgné Jean-François Martin. À l’époque, le plaignant réagissait à la décision en estimant que celle-ci avait « une odeur de victoire ».  

Cependant, l’agent mis en cause a rapidement fait appel de cette décision auprès de la Cour de cassation. Quelques mois plus tard, l’arrêt de la cour d’appel de Rennes était cassé pour un vice de forme, le policier n’ayant pas été mis en examen avant son renvoi devant le tribunal correctionnel. Six ans après les faits, le dossier est alors dépaysé vers une nouvelle cour d’appel.

« On a été renvoyés devant la chambre de l’instruction d’Angers et là tout a été rejugé, malheureusement dans le mauvais sens », estime Me Alimi. Le 22 février 2023, la cour d’appel d’Angers a confirmé l’ordonnance de non-lieu qui avait été prononcée en première instance. Dans l’arrêt qui motive sa décision, la chambre a considéré que l’usage du LBD par les policiers de la Section d’Intervention de Rennes, concomitant à des tirs de fusée tombés à proximité de leur position, constituait « un usage proportionné de la force ».

Visualisation interactive de la reconstitution 3D du tir de LBD ayant la plus forte probabilité d’avoir atteint Jean François Martin au visage. A gauche, photographie à l’instant du tir. À droite, la vue correspondante du modèle 3D de reconstitution. (INDEX)

La décision a de quoi surprendre. Dans ses déclarations à l’Inspection Générale de la Police Nationale (IGPN), le policier Anthony P. confirme avoir tiré avec son LBD en direction du quai opposé, situé à une distance de plus de 40 m – alors que le viseur électronique qui équipait son LBD est normalement réglé pour une distance de 25 m. Par ailleurs, ses déclarations font apparaître qu’il ne visait pas un individu en particulier, mais qu’il a tiré en direction d’un groupe : « J’ai tiré sur des personnes qui lançaient des projectiles. Je ne peux vous les détailler, ils étaient tous habillés pareil, de noir vêtus, capuches, etc… Je ne peux vous dire si j’ai atteint mes cibles à ce moment, » peut-on lire dans ses auditions auprès des enquêteurs, que nous avons pu consulter. Ces éléments contreviennent nettement aux instructions d’usage du LBD 40, une arme qui ne peut être employée que de manière ciblée, en direction d’« une personne violente et/ou dangereuse ». En d’autres termes, l’ordonnance de non-lieu prononcée par la cour d’appel d’Angers accorde l’irresponsabilité pénale à un fonctionnaire de police dont l’usage non réglementaire de son LBD a très probablement entraîné une mutilation.

Il convient également de remettre cette décision dans la perspective du parcours judiciaire de l’affaire Jean-François Martin dans son ensemble. Suite à la plainte de la victime, la première décision de justice s’est faite attendre quatre ans, pour aboutir à un non-lieu, au motif que le policier responsable n’avait pas pu être identifié. Si telle avait été l’issue finale de l’affaire, elle aurait ressemblé à de nombreux autres dossiers de violences policières. Or, dans ce cas particulier, le travail de contre-enquête indépendante d’INDEX – une organisation issue de la société civile – a permis, en seulement trois mois, d’identifier le policier responsable et donc d’abattre l’obstacle qui avait justifié le refus de la justice à engager des poursuites. Le parcours judiciaire reprend alors. Au bout de deux ans de procédure supplémentaire, la justice a finalement ré-affirmé qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre, en changeant cette fois de motif. Il n’est plus question de l’impossibilité d’identifier le policier responsable (sur ce point, la décision de la cour d’appel d’Angers ne remet pas en question le rapport d’expertise d’INDEX) ; cette fois-ci, la cour explique sa décision de clôturer le dossier au motif qu’elle considère « l’usage » du LBD par les policiers mis en cause comme étant légitime, au vu de l’hostilité dont les policiers auraient été la cible au moment des faits. Le motif change en cours de route, mais la décision de justice reste la même : celle de ne pas poursuivre le fonctionnaire de police.

Au moins 55 personnes éborgnées par des tirs de LBD depuis 2005

Depuis le cas de Jean-François Martin, le nombre de personnes éborgnées par un tir de LBD au cours d’une manifestation est monté en flèche.

D’après le recensement unifié du site violencespolicieres.fr, 29 personnes auraient perdu un œil après avoir été touchées par un tir de LBD au visage depuis novembre 2018, la majorité de celles-ci durant la répression du mouvement des gilets jaunes.

La mobilisation de 2016 contre la Loi Travail a constitué un point de bascule dans l’usage du LBD, qui est alors passé de l’exception à la règle dans les opérations de maintien de l’ordre. Avant cela, l’usage de cette arme a longtemps été principalement cantonné aux quartiers populaires. Largement diffusé au sein des Brigades Anti-Criminalité (BAC) par le ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy à partir de 2002, le lanceur de balle de défense – appelé aussi Flash-Ball, du nom de l’un des premiers modèles – était devenu, en 2016, « emblématique de la manière de faire la police en banlieue », d’après le sociologue Fabien Jobard.

Les cas de blessures graves occasionnées par un LBD dans les quartiers populaires sont nombreux. Selon un rapport de l’ONG ACAT, entre 2005 et mars 2016, les lanceurs de balle de défense sont responsables d’au moins 39 blessures graves, « pour la plupart au visage », indique le rapport, qui fait état de 21 personnes « éborgnées ou [ayant] perdu l’usage d’un oeil », ainsi que d’un « homme atteint par un tir au thorax à courte distance [qui] est décédé en décembre 2010. » Le collectif Désarmons-les, dont le recensement régulier des personnes mutilées par les forces de l’ordre remonte à 2005, a dénombré 24 personnes éborgnées par un tir de LBD entre 2005 et 2014. Après 2016 et son entrée parmi les armes fréquemment employées en maintien de l’ordre, le LBD n’a pas pour autant cessé d’être utilisé en banlieue. Le cas d’ Adnane Nassih, éborgné par un tir de LBD d’un agent de la BAC à Brunoy (Essonne) en 2020, avait fait l’objet d’une enquête-vidéo d’INDEX, en partenariat avec Libération.

Image extraite de la reconstitution du tir de LBD qui a éborgné Adnane Nassih, à Brunoy (Essonne), le 22/02/2020 (INDEX/Libération)

En l’absence de données officielles publiques et précises, les données les plus complètes sur les blessures résultant de l’usage des armes par la police française proviennent des différentes initiatives de recensement par la société civile.

Lorsque l’on croise les données de ces recensements, il apparaît qu’entre 2005 et 2023, au moins 55 personnes ont été éborgnées par un tir de LBD.


Rapport d’expertise


Équipe

Enquête (2023)Francesco Sebregondi
Filippo Ortona
Nadav Joffe
Rapport d’expertise (2021)Galdric Fleury
Matthieu Vitse
Antoine Fontaine
Francesco Sebregondi

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