Michael Lognonne

Quand les experts font fausse route : déni de justice pour Michael Lognonne

Le 26 janvier 2019, le gilet jaune Michael Lognonne était blessé à la jambe lors du même incident qui a coûté un œil à Jérôme Rodrigues. Six ans après les faits, sa plainte s’est soldée par un non-lieu. Les experts mandatés par la justice affirment qu’il a été blessé par un tir de LBD non-identifié. La contre-enquête d’Index établit que Michael Lognonne a été blessé par la même grenade qui a éborgné Jérôme Rodrigues, et révèle comment une expertise erronée a mené la justice dans une impasse.

Publié le 28.03.2025

Date de l’incident

26.01.2019

Lieu de l’incident

Paris (75), France

Conséquence(s)

Blessure

Partenaire(s)

L’ordonnance de la Cour d’appel de Paris, rendue le 24 janvier 2025, met fin à une instruction ayant duré six ans. Dans l’affaire Jérôme Rodrigues, les magistrats ont renvoyé le policier Brice C. devant une cour criminelle pour être jugé pour violences volontaires ayant entraîné une mutilation. Le 26 janvier 2019, lors de l’acte XI des gilets jaunes sur la Place de la Bastille, cet agent des Compagnies de Sécurisation et d’Intervention (CSI) avait lancé une grenade de désencerclement (GMD) au milieu d’un groupe de manifestants rassemblés sous la colonne de Juillet. L’un des dix-huit projectiles de la grenade avait atteint Jérôme Rodrigues au visage, causant la perte définitive de son œil droit.

Dans la même ordonnance, la Cour d’appel a prononcé un non-lieu concernant la blessure subie par un second manifestant, Michael Lognonne, qui avait également porté plainte. Alors qu’il se tenait juste à côté de Jérôme Rodrigues au moment de l’explosion de la grenade, plusieurs vidéos de la scène le montrent s’effondrant au sol quelques instants plus tard. Blessé à la jambe droite, il témoignait en mars 2025 auprès d’Index : « J’ai toujours des problèmes avec ma plaie, ça me fait boiter, ça se remet à saigner… J’ai 45 ans et je boite, quand j’aurai 75 ans, je ferai comment ? ».

Pour déterminer l’origine de la blessure de Michael Lognonne, les juges chargés de l’instruction ont commandé une expertise médico-balistique. Sur la base de leur interprétation des marques sur sa jambe, les experts ont conclu que « seul le LBD 40 mm était susceptible de provoquer une blessure dont l’aspect est celui constaté ». Cependant, n’ayant pu identifier tel tir de LBD, les mêmes experts, rejoints par un troisième, ont estimé que « les images ne permettaient pas d’expliquer quand et comment Michael LOGNONNE avait été blessé à la jambe ». Faute d’éléments, les juges ont prononcé un non-lieu.

À l’annonce de cette décision, Index, qui avait déjà produit une reconstitution détaillée des circonstances de la blessure de Jérôme Rodrigues, a repris l’analyse des vidéos disponibles. À rebours des conclusions des expertises judiciaires, notre contre-enquête, présentée en vidéo ci-dessus, établit clairement les circonstances de la blessure de Michael Lognonne.

Une seule cause de blessure possible

Les images disponibles permettent d’établir que Michael Lognonne se trouvait à environ deux mètres de la grenade GMD, lancée par le policier Brice C., au moment de son explosion.

Une grenade de désencerclement contient 18 galets en caoutchouc qui, lors de la détonation, sont projetés dans toutes les directions à une vitesse initiale comprise entre 400 et 500 km/h. Toute personne située dans un rayon de 15 mètres du point d’explosion peut être violemment impactée par ces projectiles. La position de Michael Lognonne est donc entièrement compatible avec une blessure causée par cette grenade.

Une seconde après l’explosion, un tir de LBD est effectué par un policier identifié comme Baptiste R.. Ce tir est visible sous plusieurs angles dans les vidéos disponibles. En s’appuyant sur ces images, Index a procédé à une modélisation 3D de la scène, intégrant la position du tireur et l’orientation du canon de son arme à l’instant du tir. Cette reconstitution permet d’établir que la trajectoire du projectile est passée largement à côté du groupe où se trouvait Michael Lognonne. Le tir de LBD de Baptiste R. ne peut donc pas être à l’origine de sa blessure.

L’hypothèse d’un autre tir de LBD a été évoquée lors de la procédure judiciaire. Pourtant, l’analyse audio et vidéo de l’ensemble des sources disponibles établit clairement qu’un seul tir de LBD a eu lieu dans les environs dans le laps de temps où Michael Lognonne a été blessé : celui effectué par Baptiste R., qui, comme établi plus haut, ne peut pas l’avoir atteint.

Entre l’instant où Michael Lognonne est visible encore debout et celui où il s’effondre au sol, un seul événement susceptible d’avoir causé sa blessure se produit : l’explosion, à ses pieds, d’une grenade de désencerclement. Par conséquent, nous pouvons affirmer que Michael Lognonne a été blessé par la même grenade qui a éborgné Jérôme Rodrigues, lancée par le policier Brice C.

Une erreur d’expertise « acquise aux débats »

Notre contre-enquête pointe également du doigt les failles de la procédure judiciaire autour du cas de Michael Lognonne, qui a conféré un poids majeur à des rapports d’expertise dont la rigueur méthodologique est contestable.

En janvier 2020, un premier « rapport d’expertise médico-légal et balistique » est rendu aux juges d’instruction chargés du dossier Rodrigues/Lognonne. Il est signé par l’expert en « armes, munitions, balistique et pyrotechnie » Pierre Laurent – qui est régulièrement mandaté dans les dossiers de violences policières que nous avons pu étudier – et le docteur Frank Questel, expert en « médecine légale, toxicologie, dommage corporel ». Dans ce rapport, les experts affirment avec certitude que la blessure de Michael Lognonne a été causée par un tir de LBD. Ce faisant, ils excluent tout aussi catégoriquement l’hypothèse qu’elle ait pu être causée par l’explosion d’une grenade GMD, à rebours de toute une série d’éléments du dossier qui pointent pourtant vers cette hypothèse, comme des vidéos, des témoignages ou encore des examens médicaux.

Pour justifier leur avis, les deux experts s’appuient sur un examen de la blessure de Michael Lognonne à l’hôpital, le 20 septembre 2019 – soit près de sept mois après les faits.

Dans leur synthèse médico-balistique, les deux experts écrivent :

L’exploitation des pièces de procédure et des vidéos confirme qu’au moment où Monsieur LOGNONE et Monsieur RODRIGUES sont blessés, une grenade de désencerclement avait été lancée dans leur direction et qu’un coup de LBD 40 mm avait été tiré une seconde après l’explosion de la grenade, toujours dans leur direction.

Une première erreur, d’importance majeure au vu de la mission qui leur a été confiée, est identifiable ici. À partir d’une exploitation superficielle des vidéos disponibles, les experts considèrent que le tir de LBD effectué par Baptiste R., évoqué plus haut dans notre contre-enquête, est dirigé dans la direction du groupe de Michael Lognonne et Jérome Rodrigues. Or, la reconstitution 3D établit clairement que ce tir n’était pas dirigé vers ce groupe, et n’a pas pu atteindre Michael Lognonne.

Pour illustrer leur analyse, les experts fournissent le schéma de reconstitution suivant, où le tir de LBD est représenté par une flèche verte, erronément orientée vers le groupe de manifestants. Ce schéma est à comparer avec une vue plongeante de la reconstitution 3D de l’instant du tir, qu’Index a produite à partir du croisement de l’ensemble des images disponibles.

La synthèse se poursuit :

De ces deux armes, seul le LBD 40 mm était susceptible de provoquer une blessure dont l’aspect est celui constaté. En effet, la taille et l’aspect « en anneau » de la cicatrice est typique d’un impact non pénétrant par un projectile mou, énergétique et de fort diamètre, à savoir [….] un projectile LBD 40 mm. Un impact par galet de GMD aurait laissé une trace de plus petite taille et sans l’aspect « en anneau ».

À partir de la seule forme de la blessure – qui est interprétée comme ayant un aspect « en anneau » – les experts tranchent la question de l’arme qui l’a causée. En guise de justification, ils s’appuient sur une interprétation formelle hasardeuse, et avancent un argument erroné.

Concernant la forme de la blessure, les experts ont ignoré l’avis médical du Dr. Lormeau, de l’Unité médico-judiciaire de Paris, qui, après avoir examiné Michael Lognonne le 12 février 2019, soit 17 jours après les faits, décrit sa blessure dans ces termes dans son certificat médical :

À la face antérieure de la partie moyenne de la jambe, une plaie horizontale en cours de cicatrisation à fond fibrineux de 1,7 cm × 0,7 cm, surplombée par une plaie cicatrisée érythémateuse de forme rectangulaire de 2,5 cm de grand axe.

Commentant une photographie de la blessure datant du lendemain des faits présentée par M. Lognonne, le même docteur Lormeau la décrit comme « une plaie d’allure contuse, de forme globalement rectangulaire ».

Un galet de grenade de désencerclement a une forme rectangulaire aux bords arrondis, de 2,8 × 2,2 cm. Sa forme et ses dimensions sont donc entièrement compatible avec « une plaie […] de forme rectangulaire de 2,5 cm de grand axe », telle qu’observée par un médecin dans un certificat médical versé au dossier judiciaire de l’affaire, et même cité – bien qu’ignoré – dans le rapport d’expertise de M. Pierre Laurent et M. Franck Questel.

Par ailleurs, nous avons confronté l’affirmation des experts qu’ « un impact par galet de GMD aurait laissé une trace de plus petite taille et sans l’aspect ‘en anneau’ » à une échantillon d’images de blessures causées par une grenade GMD, extraites de la base de donnée du site violencespolicieres.fr. Ces images montrent des blessures de forme très diverses entre elles, dont plusieurs sont d’apparence circulaire. Certaines de ces blessures et marques sur la peau sont de taille égale ou supérieure à celle de Michael Lognonne. Ces exemples contredisent donc l’affirmation des experts, concernant la taille et la forme caractéristique des blessures causées par des grenades de désencerclement.

Pour approfondir cette question, Index a demandé l’avis de deux autres médecins, le Dr. Abdelrani Bourazi et le Dr. Marie Nemon, qui ont consigné leur analyse dans un certificat médical. D’après eux, sur la base de la seule observation de la blessure de Michael Lognonne, « il est impossible d’écarter l’hypothèse d’une blessure causée par une grenade de désencerclement. »

Au vu de l’ensemble des éléments qui la contredisent, il apparaît que les auteurs du rapport médico-légal et balistique, M. Pierre Laurent et M. Frank Questel, ont fait une erreur d’expertise : en aucun cas, l’aspect de la blessure ne permet d’établir que Michael Lognonne a été blessé par un projectile de LBD 40mm.

En avril 2022, le juge chargé de l’instruction a commis M. Philippe Esperança, expert criminalistique, pour analyser les vidéos de l’incident disponibles et « réaliser une modélisation 3D de la séquence des faits. » L’expert a rendu son rapport en juillet 2022.

Concernant le tir de LBD effectué par Baptiste R., la reconstitution 3D produite par M. Esperança converge avec celle produite par Index. À la fin de son rapport, l’expert conclut que « le tir de LBD ne semble atteindre aucune des deux victimes » et que « le lancer de GMD est à l’origine de la blessure de M. Jérôme RODRIGUES et vraisemblablement de M. Michael LOGNONNE. »

Face à la discordance observée dans les conclusions des rapports d’expertise versés à la procédure, les juges chargés de l’instruction de l’affaire ont ordonné aux auteurs du rapport d’expertise médico-balistique et à l’auteur du rapport d’expertise criminalistique de produire une « synthèse collégiale complémentaire […] afin qu’ils confrontent leurs raisonnements et conclusions. »

Dans leur rapport collégial, rendu le 15 juin 2023, les experts du rapport médico-balistique persistent et signent en confirmant que la blessure de Michael Lognonne était consécutive à un tir de LBD 40 mm, et que la grenade GMD ne pouvait être à l’origine de cette blessure.

L’expert en criminalistique a maintenu également sa conclusion concernant le tir de LBD effectué par Baptiste R., qui ne pouvait atteindre Michael Lognonne au vu de son orientation et de la position du tireur. L’expert a également noté qu’à l’instant du tir, des collègues de Baptiste R. se trouvaient entre lui et Michael Lognonne : un point que confirme également la reconstitution 3D produite par Index.

La mission visant à résoudre la contradiction des précédentes expertises n’ayant pas abouti, la synthèse collégiale se termine sur une absence de conclusion, dont les magistrats instructeurs retiennent que « les images étudiées ne permettaient pas d’établir quand et comment Michael Lognonne avait été blessé à la jambe. »

Dans leur ordonnance de non-lieu concernant les poursuites relatives à la blessure subie par Michael Lognonne, les juges d’instruction font de nouveau référence au premier rapport d’expertise médico-légal et balistique, en estimant qu’ « il est finalement acquis au débat que Michael Logonne a été atteint au tibia droit par un tir de LBD. »

Les magistrats retiennent également les conclusions de l’expert en criminalistique comme « formelles » : la trajectoire du tir de LBD effectué par Baptiste R. n’est pas dirigé vers Michael Lognonne et ne peut donc pas l’atteindre.

N’ayant pu établir les circonstances dans lesquelles Michael Lognonne a été blessé, cette procédure, qui a pourtant duré six ans et a fait appel à trois experts et autant de rapports d’expertise, aboutit alors à l’abandon des poursuites pour les faits de « violence avec arme par personne dépositaire de l’autorité publique » ayant causé la blessure de Michael Lognonne. Et les magistrats de conclure : « Disons n’y avoir lieu à suivre en l’état contre [Baptiste R.] ni contre quiconque de ce chef. »

La contre-expertise d’Index établit que Michael Lognonne a bel et bien été blessé par la même grenade GMD qui a éborgné Jérôme Rodrigues – celle-ci étant non seulement la cause la plus plausible, mais également l’unique cause possible de sa blessure.

Elle a également identifié l’erreur d’expertise médico-balistique qui a mené la procédure judiciaire dans une impasse : l’affirmation des experts Pierre Laurent et Franck Questel, selon lesquels la forme de la blessure permet d’exclure catégoriquement l’hypothèse qu’elle ait été causée par une grenade de désencerclement, ne s’appuie sur rien d’autre qu’un argument d’autorité : elle est démentie par l’exemple de plusieurs blessures comparables recensées, ainsi que par l’avis de deux autres médecins. Dans l’intérêt de la manifestation de la vérité, Index publie ses conclusions de contre-expertise indépendante, afin que la justice puisse s’en saisir.

En dernier lieu, il convient d’en revenir aux faits : un seul lancer de grenade de désencerclement au milieu d’un groupe de manifestants a causé deux blessés aux séquelles permanentes, alors qu’aucun des deux n’a été retenu responsable d’aucune infraction. Ce constat souligne, encore une fois, la dangerosité inhérente à ces armes, qui restent officiellement classées comme « matériel de guerre. » Malgré les dizaines de personnes recensées qui ont été gravement blessées par des grenades de désencerclement, celles-ci font toujours partie de l’arsenal des forces de l’ordre en France et continuent d’être régulièrement utilisées par la police et la gendarmerie nationale, y compris en dehors du cadre du maintien de l’ordre.


Équipe

EnquêteNadav Joffe
Francesco Sebregondi
Filippo Ortona
Modélisation 3DNadav Joffe
Montage / Motion designBasile Trouillet
Assistance graphiqueLéonie Montjarret
Coordination / Réalisation / ScriptFrancesco Sebregondi


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