« Les refus d’obtempérer sont perçus comme une remise en cause de l’autorité de l’État » : entretien avec Sebastian Roché

Politiste et directeur de recherche au CNRS, co-auteur de « La police contre la rue » (Grasset) Sebastian Roché fait partie du petit nombre de spécialistes de la police qui ont été entendus par la Commission des Lois de l’Assemblée Nationale pour la rédaction du rapport sur l’augmentation des tirs policiers en situations dites de « refus d’obtempérer ». En pointant les efforts mais aussi les lacunes de ce travail parlementaire, il livre un état des lieux de la question de l’encadrement de la violence d’État.

Publié le 01.11.2024

Sebastian Roché : À ce jour, il s’agit du document d’analyse étatique le plus complet sur le sujet existant. Un travail conséquent a été fait sur la description du cadre légal, des instructions, des circulaires qui sont envoyés par les directeurs généraux de la police et de la gendarmerie ; ainsi que sur la jurisprudence, y compris de la chambre criminelle de la Cour de cassation. Mais ce travail de description de la législation s’accompagne du refus de constater que la législation a été transformée par la loi de février 2017 – celle qui a introduit l’idée que les agents de police peuvent interpréter le comportement futur de personnes qui n’obtempèrent pas à un ordre d’arrêt et le juger menaçant au point de faire usage de leur arme. 

L’article qui pose particulièrement problème, c’est effectivement le L. 435-1 du Code de la sécurité intérieure. Cet article permet à des policiers de tirer sur des personnes qui sont « susceptibles de perpétrer dans leur fuite des atteintes à la vie ou à l’intégrité physique d’autrui ». Ce qui signifie que l’usage de la force létale devient autorisé sur des personnes qui, même si elles ne constituent pas une menace directe et immédiate pour autrui, pourraient peut-être le devenir, sont susceptibles de le devenir. Avec cet article, on perd la notion de l’imminence du danger – qui est nécessaire pour l’application du cadre classique de la légitime défense. Tel qu’il est formulé, l’article ne précise pas sur quels éléments objectifs les policiers doivent s’appuyer pour déterminer si une personne en fuite peut être considérée comme potentiellement dangereuse, dans le futur.

Ces éléments essentiels ont été modifiés par la législation de 2017. Mais les rapporteurs ne reconnaissent pas cette transformation. Donc, face au constat de l’augmentation récente du nombre de tirs mortels, ils pointent du doigt d’autres facteurs et terrains d’action nécessaire, et notamment – ce qui est récurrent – ce qui concerne la formation des policiers, initiale et continue.

SR : Les deux rapporteurs ont bien écouté ce que je leur ai dit. Par contre, ils ont considéré que ce que je leur ai dit n’avait pas de valeur afin d’analyser le problème qui était au centre de leurs travaux. Cela s’est vu des deux manières. D’abord, sur les chiffres des refus d’obtempérer, ensuite, sur le rôle de la loi approuvée en 2017. 

Sur le premier point, il faut avoir en tête qu’en matière de refus d’obtempérer, il n’y a pas de de traces matérielles de l’acte qu’on peut facilement relever. Pour un cambriolage, on peut constater des traces d’effraction dans un local. Quand vous avez un homicide, vous avez un corps, un médecin peut constater la cause du décès. Dans le cas des refus d’obtempérer, en fait, il n’y a qu’un récit, une interprétation subjective d’une situation par un agent. Cela est encore plus vrai concernant la qualification d’un refus d’obtempérer comme « grave », parce qu’un refus d’obtempérer grave, c’est un refus qui présente un risque – mais un risque, c’est une probabilité que quelque chose se passe. C’est donc l’agent qui interprète subjectivement le risque, donc la gravité possible et non avérée. 

Auprès des rapporteurs, j’ai souligné le fait qu’avec une telle méthode, leur étude s’appuyait forcément sur des informations peu fiables, du fait notamment de cette subjectivité inhérente à la source des données. Or, la subjectivité dépend des caractéristiques personnelles de l’agent, de la sensibilité de la société qui évolue dans le temps, mais aussi suivant les instructions et les orientations données par les hiérarchies (par exemple de compter ces « faits », de les considérer comme « grave »). 

Ce que j’affirme, c’est que nous n’avons pas d’instruments de mesure précis sur ce phénomène. Les rapporteurs ont estimé que je relativisais l’augmentation des refus d’obtempérer. Pour cela, ils s’appuient sur des déclarations des personnes qu’ils ont rencontrées au cours d’un voyage d’étude à Marseille. Il faut s’imaginer la scène : ils font le déplacement à Marseille, ils demandent à leurs interlocuteurs : « Alors, les refus d’obtempérer, comment ça se passe ? », et là, les policiers et les magistrats leur disent – comme d’habitude – qu’il y en a de plus en plus, que la situation est très grave. On leur dit aussi que les refus d’obtempérer ne sont pas tous enregistrés. Donc les rapporteurs en concluent qu’en réalité, le risque est sous-évalué par les chiffres officiels. Ce que je soutiens, en m’appuyant sur une analyse des sources et de la qualité des données, c’est que la source n’est pas fiable et que donc il est difficile de dégager des tendances robustes. 

Sur le rôle de la loi de 2017, les rapporteurs reprennent les grandes lignes du raisonnement que je leur ai présenté et reconnaissent qu’effectivement, si l’on se place de part et d’autre du mois de mars 2017  – puisque la loi date du 28 février 2017 –  on constate une augmentation importante du nombre de tirs mortels. Mais une fois cela dit, ils avancent qu’on ne peut pas vraiment interpréter la différence de fréquence des tirs mortels entre l’avant et l’après mars 2017. D’après eux, l’année 2017 aurait présenté une singularité, et n’est donc pas significative. Alors qu’elle est, bien sûr, particulièrement significative, puisque c’est l’année au cours de laquelle la loi est modifiée, et qu’immédiatement après cette modification le nombre de tirs policiers mortels explose ! D’un point de vue de la méthode, on ne peut pas supprimer les données qui nous embarrassent et prétendre à la rigueur.

L’étude statistique que nous avions publiée en septembre 2022 dans la revue Esprit sur l’évolution des tirs mortels après 2017 (avec Paul Le Derff de l’université de Lille et Simon Varaine de l’université Grenoble Alpes, ndr) avait une méthodologie précise, que les rapporteurs n’ont pas comprise. Dans cette étude, nous comparions les deux périodes avant-après 2017 pour la police, avec les deux périodes avant-après 2017 pour la gendarmerie. C’est une approche de la différence dans la différence qui est utilisée, par exemple, en médecine pour évaluer l’efficacité des traitements médicamenteux. Les rapporteurs n’ont pas vraiment vu qu’il s’agissait d’un test de causalité. Ils se sont bornés à dire que c’est au mieux une corrélation, sans effets causaux. Ce à quoi s’ajoute le fait qu’ils s’obstinent à écarter l’année qui gêne leur raisonnement. Finalement, tout cela aboutit à ne pas reconnaître l’effet de la législation de 2017. 

SR : Il y a un désaccord entre eux sur ce point. Le rapporteur socialiste Roger Vicot écrit dans le rapport que, même si on ne peut pas vraiment savoir avec certitude absolue si cette loi a eu un effet sur le nombre de tirs mortels, il y a tout de même un doute. Et donc, il serait bien d’enlever un mot de la loi, celui qui introduit l’idée que les policiers et les gendarmes devraient deviner les risques susceptibles de se produire dans le futur. L’idée serait donc de retirer de la loi cette notion de « susceptibilité » des atteintes, parce que les policiers n’ont aucun moyen de savoir si un individu pourrait ou non commettre des atteintes à la vie d’autrui dans sa fuite.

L’autre rapporteur, Thomas Rudigoz, du groupe Ensemble, soutient qu’il ne faut pas remettre la main à la loi, puisqu’elle a déjà été votée. 

En réalité, l’essentiel des recommandations qui sont faites par le rapport porte sur la formation des agents. Pour les rapporteurs, si le problème n’est pas la législation, c’est que c’est la formation qui doit être défaillante – et donc, on va regarder la formation initiale et la formation continue en matière d’usage des armes. 

Sur cette question, ils observent qu’au sein de la police il y a un très gros déficit d’entraînement. Les policiers sont censés tirer un certain nombre de fois trois cartouches au cours de l’année, mais seuls 60% ou 70% des policiers le font, et la commission n’a pas pu obtenir d’information précise auprès de la Direction Générale de la Police Nationale concernant le profils des fonctionnaires qui s’entraînent effectivement. lls mettent le doigt sur un problème majeur : il est impossible d’établir combien des fonctionnaires déployés dans la rue sont correctement entraînés. Cette moyenne globale de 60-70% inclut en effet aussi les agents qui sont derrière des bureaux, et il n’est pas possible aujourd’hui de les départager de ceux qui patrouillent dans l’espace public. Ça peut vouloir dire qu’il y en aurait 70% qui sont bien entraînés, mais derrière des bureaux, et 45% dans la rue. Les rapporteurs ont demandé à la DGPN de leur communiquer ces chiffres, mais celle-ci a déclaré qu’elle n’est pas en mesure de les fournir, car elle n’aurait elle-même pas de données sur qui, parmi ses agents, suit la formation continue sur les armes. Ce problème avait également été signalé par la Cour des comptes, qui en plus d’avoir estimé que l’entraînement au tir était insuffisant et mal fait, avait également souligné que la hiérarchie de la police ne maintenait pas de liste de ses agents qui avaient échoué à leur formation au tir. Les rapporteurs eux-mêmes concluent que tout ceci donne le sentiment d’une « incapacité du système à exclure ceux qui ne présentent pas les aptitudes et ou le comportement requis », en reprenant à leur compte une conclusion qui avait déjà été formulée par la Cour des Comptes dans un rapport précédent.  

Le dernier point que les rapporteurs avancent dans le rapport, c’est que finalement, la gendarmerie a une bien meilleure « culture professionnelle » que la police et que celle-ci devrait renforcer la formation des policiers sur les questions de société, améliorer les relations police-population, développer un meilleure maîtrise des armes par ses agents et changer la relation qu’ils entretiennent avec celles-ci. Tout ceci est extrêmement préoccupant ! En effet, les rapporteurs admettent noir sur blanc qu’on a, en France, une police qui ne sait bien gérer ni sa relation avec la population, ni celle avec ses propres armes. 

Ceci étant dit, en se focalisant sur la formation, ils s’exonèrent eux-mêmes en tant que députés – puisqu’après tout, ce sont des députés qui ont voté cette loi.  Et pourtant, la loi a bien déclenché une circulaire d’application dont le style était en rupture claire avec les précédentes, qui elle-même a légitimé le tir pour susceptibilité de danger futur. Et les morts qui vont avec.

SR : C’est important d’utiliser cette voie parce que c’est effectivement la seule qui reste, parmi les voies institutionnelles. On voit que du côté du de l’Assemblée Nationale, les députés ne veulent pas questionner leur propre institution, les décisions antérieures de leurs propres partis politiques. Dans le cas de ce rapport, les deux députés qui ont mené le travail sont pour l’un membre du Parti socialiste, qui a fait passer cette loi en 2017, pour l’autre un député macroniste, dont le parti a toujours trouvé que c’était une très bonne loi. Ils ne sont pas bien placés pour l’évaluer de façon objective. Dans certains pays, il y a eu des rapports importants qui ont fait suite à des mouvements de protestation qui eux-mêmes faisaient suite à des décès. Ce sont des rapporteurs indépendants qui ont produit ces rapports. C’est le cas de la Commission Kerner aux Etats-Unis, ou de la Commission Macpherson en Grande Bretagne. Ce sont des personnalités indépendantes qui ont conduit les enquêtes qui sont arrivés à des conclusions qui ont bousculé le fonctionnement de l’État et de la police. Mais en France, ça ne se passe pas comme ça. 

Concernant la possibilité d’une contestation de la présente situation sur le plan judiciaire : la difficulté, c’est que les magistrats tendent à avoir la même lecture que les politiciens, c’est-à-dire, celle qui interprète toute forme de refus d’obtempérer comme une attaque contre l’État, une « une remise en cause de l’autorité de l’État et une contestation directe de l’autorité des forces de l’ordre ». Je cite ici une formule extraite du rapport des deux députés, qui est très emblématique et qui, au vu des arrêts prononcés, semble partagée par une partie des magistrats. Pour nombre d’entre eux, condamner un policier reviendrait à condamner l’action de l’État. L’État veut pouvoir commander et l’instrument de l’autorité, c’est la police. Donc en condamnant un policier pour usage illégitime de la force, un magistrat – qui fait partie de l’État, tout comme le gouvernement et l’Assemblée Nationale – condamnerait le fait que l’État s’efforce d’imposer son autorité à la population. 

Les magistrats se trouvent dans cette situation inconfortable : ils sont censés lire le droit et ils le font, mais ils sont aussi les instruments de la domination politique, pour parler comme Max Weber – c’est-à-dire que l’armée, la police et la justice sont les instruments de l’exercice de la domination d’un État sur un territoire. Donc, comment peuvent-il mettre en cause ces instruments voisins, les autres agents de la domination étatique que sont les policiers ? Je pense que les magistrats ont beaucoup de mal à le faire, parce qu’ils sont en quelque sorte formés à protéger l’État, qu’ils évoluent dans une culture professionnelle de protection de l’Etat. 

SR : Ce qui est frappant dans le rapport c’est effectivement le crédit qui est donné sans vérification particulière à un certain nombre d’affirmations de policiers ou de magistrats. C’est comme s’il y avait des personnalités qu’on devrait croire sur parole et d’autres pas. Pour reprendre l’exemple du déplacement des rapporteurs à Marseille, ils rapportent avoir rencontré des policiers et des magistrats qui leur ont dit que les refus d’obtempérer n’étaient pas tous recensés ; mais qui n’ont pas fourni de preuves de ce phénomène, et qui ne sont pas non plus capables de mesurer dans quelle proportion des refus d’obtempérer ne seraient pas recensés. Malgré cela, ces affirmations suffisent aux rapporteurs. Il y a un « effet d’autorité », c’est à dire que ce qui est dit par des gens qui sont dans des positions d’autorité dans l’appareil administratif est réputé vrai, comme si les hauts fonctionnaires ne pouvaient pas faire d’erreur ou dire des contre-vérités, parfois même mentir. Cette éventualité est évacuée. 

Il y a véritablement deux standards. Il y a une prime qui est donnée aux fonctionnaires de l’État. Il s’agit de corps qui s’ils protestaient contre le gouvernement, et particulièrement les policiers, constitueraient une épine dans le pied considérable pour un gouvernement, s’ils décidaient de refuser d’accomplir leurs missions, de jeter l’uniforme par terre, de faire la grève du zèle – ce qu’ils ont fait, d’ailleurs, dans le passé, souvent en réponse à des sanctions prises contre leurs collègues.

On constate une sorte de mansuétude par rapport à l’exigence de preuve dès lors qu’il s’agit de déclarations des policiers et une faible volonté d’exiger des informations précises s’agissant de l’usage de la force et des risques du métier. Ce qu’on voit dans le rapport, c’est qu’en matière de formation, les députés ont posé beaucoup de questions, demandé des preuves, etc. Mais en matière de réalité des risques, de réalité du danger, c’est beaucoup moins le cas. Les rapporteurs ont eu tendance à prendre pour argent comptant la notion de risque telle qu’elle leur a été présentée par la hiérarchie policière. Or, c’est le risque qui justifie l’usage de la violence. Si l’on questionne la réalité du risque, on remet en cause le bien fondé de l’usage de la violence dans une situation donnée – et, au final, l’autorité de l’État. Cela n’a pas été le cas.

SR : Il y a des députés et des membres du gouvernement qui se positionnent clairement en solidarité avec les fonctionnaires d’État plutôt qu’avec les victimes de violences étatiques. Il y a également des magistrats, qui ne sont pas forcément solidaires du gouvernement, mais qui considèrent que leur rôle est de participer à la défense de l’État ; et que critiquer la façon dont la police fait usage de la force, ce serait priver l’État d’un moyen essentiel de gouverner. Aujourd’hui, de par leur position institutionnelle, ces personnes constituent la ligne de défense du pouvoir policier en matière d’usage de la force et des armes. 

En face, il y a une ligne de sape des pratiques de violence. Nous sommes au milieu de la bataille pour la reconnaissance de la violence exercée par les institutions publiques. Une bataille qui, concernant la police, met en avant ses dérives dans de nombreux cas concrets : par exemple, des tirs mortels contre des personnes non armées qui ne présentent pas de menace directe, comme c’est souvent le cas lors de refus d’obtempérer. Avec les décès de passagers dans les véhicules notamment.

Avec ce combat, se lit une transformation plus large des sensibilités. Le travail de nombreux groupes militants permet de rappeler le fait que les textes de loi doivent s’appliquer à tout le monde, aussi bien dans les droits qu’ils confèrent que dans les actes qu’ils proscrivent. Il y a également le travail d’organisations comme la vôtre, qui recueillent des preuves, en particulier des témoignages en images, et les rendent publiques. Il y a aussi le travail d’intellectuels, d’universitaires, de certains responsables politiques, qui produisent du savoir sur, par exemple, les biais racistes de l’institution policière. 

Toutes ces dynamiques se déploient aujourd’hui dans l’espace public, les combats, les témoignages, les études, les démarches militantes… Pour l’instant, on ne sait pas si elles vont peser sur les décisions des juridictions, mais en tout cas, on constate qu’elles commencent à peser dans le débat public.


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