« Vouloir en finir avec les violences policières, c’est en fait vouloir en finir avec la police » : entretien avec Gwenola Ricordeau

Professeure associée en justice criminelle à la California State University, Chico, Gwenola Ricordeau est militante féministe et abolitionniste. Elle a publié, entre autres ouvrages, Pour elles toutes. Femmes contre la prison (Lux, 2019) et 1312 raison d’abolir la police (Lux, 2023). Elle porte un regard critique non seulement sur les institutions de la prison et de la police en tant que telles, mais aussi sur la notion d’ « impunité » – y compris lorsqu’elle est mobilisée dans les combats contre les violences sexuelles, ou policières. Dans cet entretien avec INDEX, elle met en garde contre les pièges d’une approche strictement judiciaire de la quête de justice.

Publié le 31.01.2025

Gwenola Ricordeau : Tout d’abord, l’abolitionnisme pénal n’est pas le seul à opérer cette remise en question. Par exemple, la criminologie critique remet également en cause les catégories pénales, et donc, celle de « crime ». Cette dernière est une catégorie discutable, en ce qu’elle se focalise sur certains types de préjudices et, de fait, sur certaines catégories de populations. Par conséquent, lorsqu’on désigne un acte comme un crime, on reste coincé dans des catégories qui sont celles du système pénal et de l’État. Il en découle qu’on ne peut envisager qu’une réponse punitive à de tels actes – ce que l’abolitionnisme pénal tente de dépasser.

GR : Pour répondre à cette question il faut déjà poser un certain nombre de préalables. Tout d’abord, même si je reprends l’expression de “violences policières” quand elle est employée par des groupes militants, je pense néanmoins qu’elle est assez piégeuse. Je n’en fais pas un casus belli, mais pour moi, on ne peut pas distinguer la question de la police de celle de sa violence. Vouloir en finir avec les violences policières, c’est en fait vouloir en finir avec la police. Ce serait totalement illusoire de penser qu’on pourrait simplement en finir avec les violences policières, sans se défaire de l’institution policière elle-même. Il me semble plus juste, en fait, de parler de la violence de la police comme quelque chose qui lui est propre, qui est une caractéristique de l’institution policière. Dans l’usage de l’expression « violences policières », finalement, il y a une forme de consensus qui est problématique. Puisqu’elle implique l’idée d’un excès (la violence) par rapport à une norme (la police), tout le monde peut être d’accord pour s’opposer aux violences policières. Mais ce consensus éclipse la notion de violence qui est inhérente à la police, qui n’est pas en excès de celle-ci. Selon moi, il y a là, déjà, un nœud conceptuel et stratégique à dénouer. 

D’autre part, il y a une autre question stratégique, qui est de savoir comment on lutte contre la police, ou contre la violence de la police, ou contre les préjudices qui résultent de l’existence de la police. Ici, le terme est sans doute trop faible pour parler de ce que je préfère qualifier de « meurtres policiers » ou mieux encore de « crimes d’État ». Même si ces expressions ont l’inconvénient de reprendre des catégories pénales, le mot « crime » est aussi employé dans un sens commun pour évoquer une chose particulièrement grave. Je parle donc assez peu des « violences policières », car la question n’est pas celle de la police, mais celle de l’État, et par ailleurs l’expression « crimes d’État » permet de penser le continuum entre crimes policiers et crimes pénitentiaires. Se poser la question de comment on répond à cela, c’est se poser la question de comment on s’organise. Est-ce que le droit est un outil qui peut être émancipateur ? Personnellement, j’y crois assez peu. Je pense qu’il peut y avoir des circonstances dans lesquelles il est légitime et utile de mener des batailles judiciaires car les circonstances font qu’elles peuvent être essentiellement des batailles politiques. Mais il y a toujours un risque que finalement, le droit, les procès, contribuent à légitimer l’institution, policière ou pénale. J’ai également des doutes sur le fait que les besoins des victimes puissent être satisfaits par un procès pénal.

GR : La pensée et les mouvements abolitionnistes se sont d’abord focalisés sur la question de la prison. Ce n’est que depuis une quinzaine d’années, et essentiellement aux États-Unis, que la question de la police est davantage saisie. Cette situation doit beaucoup à l’impasse, malheureuse, à laquelle sont confrontées les victimes de violences policières (pour reprendre cette catégorie), donc à l’expérience à la fois de l’impasse judiciaire, mais aussi de l’impasse réformiste, des appels à réformer la police en vue de limiter sa violence. Je ne pense pas qu’on puisse parler d’opposition abolitionniste à la lutte contre les violences policières sur le plan judiciaire. Il y a des débats, il y a des controverses au sein des mouvements abolitionnistes. Mais à mon sens, ce qui peut être un fil conducteur dans nos réflexions et nos pratiques, c’est de s’écarter de la dénonciation de l’impunité.

La question ne devrait pas être celle de l’impunité, c’est un piège de simplement réclamer la punition des auteurs de crimes d’État. Si on s’enferme dans ce discours-là, on reste dans la reproduction du discours punitiviste, on continue de légitimer l’idée qu’il y aurait des mauvais policiers qui mériteraient d’être punis pour les empêcher de causer des préjudices. Or, s’il y a de mauvais policiers, cela veut dire qu’il y en a des bons – qu’il serait possible pour un agent de l’institution policière de ne pas incarner et de ne pas pratiquer une forme de violence. On l’a vu avec le procès de Derek Chauvin (le policier qui a tué George Floyd en 2020, dont la vidéo avait provoqué des manifestations partout aux Etats-Unis, reconnu coupable de meurtre en 2021 et condamné à 22 ans et demi de détention, ndlr). Ce procès a été présenté comme une étape spectaculaire du redressement de l’institution policière. Mais qui a témoigné contre Derek Chauvin ? Des syndicats de policiers. Qui s’est réjoui de la condamnation de Derek Chauvin ? Des syndicats de policiers. Évidemment, ceux-ci ont un intérêt vital à protéger le discours selon lequel il y aurait des bons et des mauvais policiers. Ce discours a empêché que le procès de Derek Chauvin ne devienne le procès de la police. Finalement ça a été le procès d’un policier. C’est pour cette raison que je suis à la fois extrêmement réticente sur les stratégies judiciaires, mais qu’en même temps, je ne les disqualifie pas automatiquement, parce que je pense qu’il est possible, dans certaines circonstances liées à des mobilisations politiques, de faire effectivement le procès de la police ; mais que malheureusement, en tout cas actuellement, on reste le plus souvent au niveau du procès de policiers, de leurs actes individuels. Par conséquent, le problème plus général de la violence inhérente à la police comme institution continue d’être éclipsé.

GR : Permettez-moi de dire d’abord que je ne voudrais vraiment pas donner l’impression que je dévalue les démarches des collectifs, des proches, des militant.e.s qui se mobilisent sur cette question, y compris sur le terrain judiciaire. Pour tout dire, j’ai un peu hésité à répondre à votre sollicitation pour un entretien : si d’un côté je veux exprimer certaines réticences et certaines mises en garde, de l’autre je salue le courage et l’intention politique qui sous-tendent à ces procédures-là et ces combats, qu’il ne s’agit nullement de disqualifier de la moindre façon qu’il soit. 

Ceci étant dit, pour revenir à votre question, il est vrai que Kristian Williams décrit bien le risque qu’il peut y avoir de pratiques telles que le copwatching, ou le soi-disant contrôle citoyen de la police, notamment celles qui se voudraient dépolitisées, ou qui ne s’articulent pas à une critique de la police comme institution. Le risque, selon moi, est toujours celui de participer à une justification de l’idée que l’existence de la police va de soi, que toute société a besoin d’une police. On l’a vu dans le sillage des mobilisations à la suite du meurtre de George Floyd. Il y a eu plusieurs départements de police qui se sont montrés particulièrement disposés à mettre en place des formes de contrôle citoyen, de supervision de la police. Mais cela n’entraîne pas forcément, et même très rarement, une réduction du recours à la force par la police. Au contraire, la mise en place de ces programmes peut aussi constituer une stratégie de légitimation de l’institution policière, et donc a posteriori de son usage de la force. Pour dire rapidement les choses, tout cela peut facilement se réduire à de la communication politique, sans entraîner une véritable réduction du pouvoir de nuire de la police.

Indirectement, votre question porte aussi sur le travail d’une organisation comme la vôtre, sur sa valeur stratégique pour combattre la violence de la police. En premier lieu, je dirais que j’ai beaucoup de respect pour l’engagement et la sincérité de votre travail. Dans un deuxième temps, je dois dire que j’ai peur que vous soyez à terme intégrés au système pénal ; que finalement, vous fassiez le travail du système pénal en mieux, pour moins cher, et que cela finisse par contribuer à une légitimation de ce système. C’est une critique qui s’applique plus généralement à toutes les ONG, qui touche à la façon dont les ONG peuvent, dans certains cas, saper les luttes – quelles que soient les intentions des individus qui s’y investissent.

Je reconnais au système pénal, parfois – il faut souligner le mot « parfois » – la capacité à répondre à deux exigences des victimes : le besoin de vérité et le besoin de reconnaissance du préjudice, soit de l’existence d’un crime d’État. Mais dans les faits, la possibilité que ces exigences soient satisfaites est extrêmement rare. Je crois qu’il y a là quelque chose de très piégeux, y compris pour toutes les autres victimes de violences et de crimes d’État. En fait, les conditions qui permettent à certaines victimes d’accéder à la vérité et à la reconnaissance d’un crime d’État sont tellement particulières que les rares « victoires » de ce type contribuent aussi à maintenir énormément d’autres victimes dans des formes de quêtes illusoires, des deuils sans fin… À côté de ça, le discours qui consiste à dire « mais en fait, moi, mon deuil, il se vit loin des tribunaux, il se vit d’autres manières… mes besoins, ils ne vont pas passer par la justice » est difficilement entendable. Je me demande si l’injonction à exiger un procès, une réparation en justice, ne va pas à l’encontre de l’émancipation des victimes et de notre possibilité d’imaginer d’autres manières de faire notre deuil – non seulement en dehors des tribunaux, mais aussi dans l’espace politique.

GR: Il y avait un slogan à propos des morts en prison : « tous les morts en prison ont été tués par la prison. » Il me semble très juste. Le point de départ, c’est que la vérité d’un événement n’est pas forcément une question qui se joue toute entière sur ses circonstances particulières. Lorsqu’un meurtre policier se produit, on peut bien sûr comprendre le besoin, pour les proches de la victime en particulier, de savoir précisément comment il s’est produit. Mais ces circonstances ne doivent pas nous faire perdre de vue que le principal responsable d’un tel décès, c’est l’État, à travers sa police.

Il y a aussi l’enjeu de la reconnaissance des préjudices. Je pense que la responsabilité militante devrait aussi se poser sur la question de comment on crée de la reconnaissance pour ces morts-là, sans attendre que l’État leur en accorde ; comment on rend possible, pour les proches des victimes, des manières de faire leur deuil qui ne passent pas par les tribunaux. C’est la même chose concernant les violences à caractère sexuel. L’injonction qui est faite aux victimes de porter plainte, comme si cet acte était le seul à pouvoir garantir leur salut, pose de nombreux problèmes. On sait bien qu’une victime de violences sexuelles a des besoins qui vont au-delà de la criminalisation de l’auteur des violences. Si j’ai un souhait à mon niveau, c’est que la question des besoins des victimes – de crimes d’État, de violences sexuelles – soit placée au centre des débats sur les stratégies de réponse et de mobilisation.

L’exigence de vérité de la part des victimes, il faut évidemment l’entendre. Mais gardons à l’esprit que la « vérité judiciaire » n’est pas la « vérité », et que souvent, on n’a pas besoin d’un procès pour connaître la vérité qui est que la police tue. Les réticences que je peux avoir sur l’exigence de vérité se situent, encore une fois, sur le risque de ne proposer comme chemin pour les victimes qu’une quête de la vérité qui est, il faut le reconnaître, parfois inatteignable. Pour dire les choses rapidement : La vérité, et après ? La vérité n’est pas en soi émancipatrice ou réparatrice et on peut guérir ou faire son deuil même si on ne la connaît pas, ou mal, ou qu’on la devine seulement. 

GR : À titre personnel, je fais de mon mieux pour ne pas voir d’images de personnes en train de se faire tuer, en train de se faire frapper. Sur le plan émotionnel, je trouve ces images traumatisantes. Par exemple, je n’ai pas vu les images de la mort de Georges Floyd, j’ai refusé de les voir. Ici aux États-Unis, il y a un nombre incalculable d’images qui circulent où l’on voit, en particulier, des Noirs se faire tuer par la police. Leur circulation est telle qu’elle relève alors de la banalisation de tels évènements. Je pense non seulement qu’on n’a pas besoin de voir ces images pour savoir ce qui se passe, mais aussi que ce type de spectacle opère une forme de déshumanisation des victimes. 

La question des images se pose aussi à nous d’un point de vue stratégique. Si l’on accepte que des cas de violences policières acquièrent un caractère irréfutable du fait qu’on a des images qui les prouvent, quels effets cela entraîne-t-il sur tous les cas où il n’y a pas d’image ? Au lieu de porter sur sa dimension systémique, comme phénomène largement expérimenté par des catégories entières de la population, le débat sur la question de la violence policière finit par se réduire aux quelques cas pour lesquels on a des preuves visuelles. Or, d’un point de vue abolitionniste, on a plus d’intérêt à discuter du caractère systémique de cette violence, de ce que fait l’existence de la police à nos vies – que ses actions soient capturées en images ou non.

GR : Quand j’ai écrit cela, je pensais d’abord à l’accès à la parole publique des victimes de violences d’État. Je trouve qu’il dépend beaucoup de leur degré d’alignement avec un récit considéré convenable, celui du deuil impossible et de la quête de justice auprès des autorités. Ce type de discours est entendable dans les médias, parce qu’il est conforme à l’idéologie pénale, du droit à la justice, du droit au procès, du scandale que serait l’impunité des responsables. Mais dans l’espace médiatique, il n’est quasiment jamais question de la raison d’être de la police, de ce que fait la police en temps normal, par-delà les incidents qui sont présentés comme des anomalies. On ne parle jamais du travail ordinaire d’un policier – que je qualifierais de travail cruel, injuste, raciste, classiste, misogyne. Pour accéder à l’espace public, il semble nécessaire de se conformer au narratif qui traite les violences policières comme des anomalies et passe sous silence la question de la violence comme norme.

Sur la question de l’expertise, ça me rappelle le rôle qu’ont les psychologues dans les tribunaux, un rôle qui me choque très souvent. Bien que ces « experts » aient souvent des théories assez farfelues sur l’inconscient, sur les désirs refoulés des uns et des autres, leur discours fait facilement autorité dans les procédures pénales. Et ce alors qu’il y a d’autres disciplines scientifiques auxquelles les tribunaux ne font quasiment jamais appel : je pense à l’histoire, à la sociologie, qui auraient pourtant beaucoup d’éclairages à apporter, notamment sur la preuve du caractère systémique d’un certain nombre de préjudices. C’est intéressant de voir comment le système pénal a recours à une discipline comme la psychologie qui, en psychologisant justement, va pouvoir réduire des manifestations de violence à des décisions individuelles, mêmes lorsqu’il s’agit de violences systémiques, ou institutionnelles – alors qu’en fait, pour les comprendre, pour les expliquer, il faudrait avoir recours à d’autres disciplines.

Évidemment, il y a un côté scandaleux à l’impunité des policiers, d’un point de vue émotionnel, subjectif. Ça, je ne le remets pas en cause. Mais, une fois qu’on l’a dit, ça n’empêche pas de se poser la question : à quoi sert la punition de ces policiers ? La réponse classique est que leur punition peut être dissuasive, elle peut dissuader d’autres policiers d’agir de cette façon-là. Or, du point de vue des études de criminologie, on a très peu de preuves de ce caractère dissuasif de la punition. Et dans le cas de ce qu’on appelle les violences policières, le procès de Derek Chauvin n’a pas été suivi par une diminution du nombre de personnes tuées par la police, mais au contraire par une augmentation. On pourrait aussi avancer que la punition permettrait à ces policiers d’évoluer : c’est l’argument du caractère réhabilitatif de la punition. On pourrait aussi dire que c’est quelque chose qui est dû aux victimes : c’est l’argument du caractère rétributif de la peine. Pour ma part, je pense que l’aspect rétributif de la peine a très peu de sens vis-à-vis des besoins des victimes. La punition des auteurs n’est pas la garantie de leur propre guérison, ni de leur propre deuil. Mais pour le système étatique, en revanche, c’est une façon relativement facile de protéger sa légitimité en montrant qu’il est capable de distinguer dans ses rangs les bons et les mauvais policiers. C’est pour cela que je ne suis pas sûre que mettre fin à l’impunité policière soit une victoire, ni même un objectif valable sur le plan stratégique. De la même façon, je le dis, selon moi, ce n’est pas forcément une victoire de mettre fin à l’impunité des auteurs de violences à caractère sexuel. Je suis persuadée que ce n’est pas de cette manière qu’on mettra fin, ni à la violence de la police, ni aux violences à caractère sexuel. Je suis plutôt du côté des gens qui pensent que certaines réformes qui réduisent concrètement le pouvoir de la police permettraient de réduire les cas de violences – peut-être. Je suis extrêmement prudente là-dessus. Au fond, pour moi, le véritable enjeu, c’est celui d’un changement de société. Comment pourrait-on penser la sécurité, la prise en charge des préjudices, sans confier ces domaines essentiels de la vie en société à l’institution policière et à l’institution pénale ?


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