Police et troubles psychiatriques : des personnes malades en danger de mort

Parmi les victimes de violences policières mortelles, on compte de nombreuses personnes atteintes de troubles psychiatriques. Une culture de l’intervention agressive et des conditions souples d’usage des armes conduisent à des actions policières particulièrement inadaptées, disproportionnées et violentes. Un article de Marion Durand pour Index.

Publié le 28.03.2025

Après une longue procédure qui avait débuté par un classement sans suite, le 20 septembre 2022 trois policiers ont été condamnés par le tribunal judiciaire de Paris à quinze mois de prison avec sursis pour homicide involontaire, pour avoir causé la mort d’Amadou Koumé, 33 ans, en 2015. 

L’intervention des agents s’est distinguée par son caractère considérablement chaotique, avec des « manquements à tous les niveaux de la chaîne d’intervention », comme l’a écrit le Défenseur des droits dans un avis du 29 mai 2018. L’affaire débute le soir du 5 mars 2015, quand Amadou entre dans un bar parisien et commande une pinte de bière. Rapidement, il s’agite et tient des propos incohérents. Le barman appelle la police et explique à son interlocuteur qu’Amadou crie et qu’il ne veut pas partir du bar, évoquant une situation « très bizarre » et « des petits problèmes psychiatriques », d’après les enregistrements publiés par le Défenseur des droits. Aux alentours de minuit, un premier équipage de police arrive sur les lieux, suivi par quatre autres. Interpellé et menotté, Amadou est transporté dans un fourgon au commissariat du Xe arrondissement de Paris, où son décès est constaté à 2 h 30 du matin. 

Les personnes atteintes de troubles psychiatriques sont particulièrement nombreuses parmi les victimes de violences policières. En 2017, le média StreetPress publiait une liste recensant les décès liés aux violences policières sur les 10 années précédentes. Sur les 47 personnes décédées, au moins 21 d’entre elles manifestaient des signes de  troubles psychiatriques. Il n’existe aucun chiffre officiel sur la part des personnes atteintes de troubles mentaux décédées ou blessées à la suite d’une intervention de la police. 

Selon la Haute autorité de santé, les personnes avec des troubles mentaux sont pourtant plus souvent victimes qu’autrices de violences. Au lieu d’être perçus comme un facteur de vulnérabilité, les troubles ou les crises psychiques sont interprétées comme de l’agressivité, générant de la méfiance et des difficultés de communication du côté des forces de l’ordre et un risque accru d’usage de la force. L’homicide d’Amadou Koumé et les autres affaires analysées par Index montrent que la réponse policière tend à être inadaptée et repose sur un usage de la force disproportionné de la part des fonctionnaires. 

Retour en mars 2015 : quand les policiers entrent dans le bar, ils comprennent immédiatement qu’Amadou n’est pas dans son état normal. Il fait probablement une des crises d’angoisse auxquelles il était périodiquement sujet, « souvent quand il était dans un état de stress à la suite d’un échec », explique Jessica Lefèvre, sa compagne. « Il avait l’air délirant, proche de la démence […] il pensait peut-être sincèrement dans son délire que nous étions de faux policiers » a dit un des fonctionnaires, dont le procès verbal est cité par le Défenseur des droits. L’intervention est rapide et brutale : bien qu’Amadou ne soit ni armé ni menaçant, seulement une minute et quarante-cinq secondes s’écoule avant que les policiers ne commencent à le maîtriser. « Il n’y a même pas eu de discussion, ils n’ont pas cherché à comprendre son état, relève Jessica, qui a visionné les images de vidéosurveillance du bar. Il [le policier] l’agrippe par la gorge, lui fait une clé d’étranglement, il l’affaisse, et tout de suite c’est plaquage ventral pendant 6 minutes 30 au sol. » Amadou est ensuite emmené au commissariat où il est déclaré mort par cause d’« asphyxie mécanique lente. » 

Amadou Koumé

Deux ans après la mort d’Amadou Koumé, un autre incident a conduit à la mort de Luis Bico, un homme de 48 ans atteint de schizophrénie. L’intervention policière s’est caractérisée par une escalade de violence, finalement mortelle. Le 19 août 2017, à Châlette-sur-Loing (Loiret), Luis est en crise : il s’est enfermé dans un véhicule avec un couteau. Les six policiers qui interviennent sont prévenus qu’il ne jouit pas de toutes ses facultés mentales. Ils encerclent son véhicule, braquent Luis Bico avec leur arme, crient, frappent sur le véhicule avec une matraque et vident deux gazeuses lacrymogènes dans l’habitacle de la voiture.

« Tout ce qu’il ne fallait pas faire face à Luis Bico et à son état psychiatrique va être fait », analyse Lucie Simon, l’avocate de la famille de Luis, dans le documentaire réalisé par Index sur les circonstances de sa mort. « La vulnérabilité liée au trouble mental va être vue comme un danger supplémentaire et elle va être traitée comme telle », selon l’avocate, convaincue que si la crise de Luis avait eu lieu en présence de personnel médical, les conséquences auraient été bien différentes. 

Après sept minutes d’intervention chaotique, lorsque Luis Bico tente de s’enfuir à bord de son véhicule, les policiers lui tirent dessus à 18 reprises, l’atteignant mortellement. Dans cette affaire, les fonctionnaires ont bénéficié d’un non-lieu, confirmé en appel puis en cassation, en application de l’article L. 435-1 du Code de la sécurité intérieure. Ce texte, introduit par la loi du 28 février 2017, assouplit l’usage des armes de la part des forces de l’ordre en prévoyant que les policiers peuvent y recourir en cas de refus d’obtempérer si les occupants du véhicule « sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui. » Le caractère hypothétique de telles atteintes laisse donc une large marge d’appréciation aux policiers ; depuis 2017, les tirs policiers mortels sur des véhicules en mouvement se sont multipliés. Pour les juges de la Cour d’appel d’Orléans, l’usage des armes par les policiers était justifié « par le danger manifeste présenté par Luis Bico et la possibilité démontrée par son comportement préalable qu’il était susceptible d’attenter à la vie ou à l’intégrité physique d’autrui. » Les proches de Luis Bico et leur avocate ont déposé une requête devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH).

Une insécurité juridique : l’article L. 435-1 et la mort de Luis Bico, enquête publiée par Index en novembre 2024

La CEDH a déjà eu à se prononcer sur des cas similaires, où des personnes avec des troubles psychiatriques ont été tuées par des policiers français. Par exemple, en 2017, la Cour a condamné la France pour atteinte à la dignité de la vie humaine dans l’affaire de la mort de Mohamed Boukrourou, un homme de 41 ans atteint de psychose délirante. Son cœur s’était arrêté après qu’il avait été violemment interpellé devant une pharmacie le 12 novembre 2009 à Valentigney (Doubs). Selon les juges de la CEDH, les policiers avaient eu recours à des gestes « violents, répétés et inefficaces. » 

Dans la formation initiale des fonctionnaires de police, la prise en charge de personnes souffrant de troubles psychiques fait l’objet d’une seule demi-journée de cours. Un support de cours de l’académie de police, consulté par Index, recommande de « créer une relation d’aide en maintenant le dialogue, parler calmement », d’appeler la personne par son nom et d’éviter les contacts physiques. Une note produite par la Direction générale de la police nationale (DGPN) du 4 novembre 2015 souligne que si les policiers ou les opérateurs radio ont connaissance qu’une personne est atteinte de troubles pouvant compliquer sa maîtrise avant l’intervention, « il convient de procéder systématiquement à l’information d’un médecin régulateur ou du centre d’appel des pompiers ». Dans la pratique, il est difficile de savoir si les mesures préconisées dans cette note sont enseignées aux agents. Dans aucun des cas examinés par Index ces recommandations n’ont été suivies. 

Il existe par ailleurs peu d’informations sur la façon dont les policiers et pompiers collaborent sur le terrain. Dans l’affaire de la mort de Babacar Gueye, cet aspect questionne particulièrement. Le 3 décembre 2015, à Rennes, le jeune homme de 27 ans, en proie à un épisode psychotique, se scarifie les abdominaux et blesse l’ami qui l’héberge pour la nuit avec un couteau. Son ami appelle les pompiers qui préviennent alors la police. Les pompiers, la police et le SAMU arrivent sur place en même temps mais les policiers sont les premiers à monter. Babacar est abattu par cinq coups de feu tirés par un policier de la Brigade Anti-Criminalité. Une ordonnance de non-lieu a été rendue le 9 mai 2023. La famille a fait appel, la décision judiciaire finale est attendue le 6 juin 2025. 

« Est-ce qu’on peut imaginer qu’un pompier aurait pu monter en premier, pour essayer de parler à Babacar, tout en étant accompagné par des policiers armés ? » demande Lucie Simon, qui est également l’avocate de la sœur de Babacar Gueye. Selon les sapeurs-pompiers de France, en cas d’agitation ou de trouble psychiatrique, les pompiers se déplacent systématiquement avec la police et un médecin. La coordination avec la police se fait au cas par cas, en fonction de la manière dont l’événement a été détecté au téléphone et lors d’une « prise de température » sur place, explique le Capitaine Brocardi, directeur de la communication des sapeurs-pompiers.

Tout comme Amadou Koumé, Kouami Godefroid Djinekou est décédé à la suite d’un plaquage ventral, une technique d’immobilisation particulièrement dangereuse, qui a coûté la vie à de nombreuses victimes dont, par exemple, Lamine Dieng ou Cédric Chouviat. Le 22 septembre 2016 à Béziers, Céna Cissokho Djinekou est réveillée en pleine nuit par les cris de Godefroid, son frère de 46 ans qui lui demande d’appeler la police. Les policiers interpellent « un individu vêtu d’un unique slip et en état d’énervement manifeste ». Au total, selon l’ordonnance de non-lieu, il restera plaqué sur le ventre pendant douze minutes. Son décès sera constaté à 5 h 30.

Godefroid avait fait un passage aux urgences au CHU de Toulouse en juillet 2016 après avoir sauté du premier étage pendant une crise de paranoïa. Il souffrait également de problèmes cardiaques. Les expertises médicales ont conclu à un décès d’origine plurifactorielle, lié à la pathologie cardiaque de la victime, aggravée par le stress, la contention physique, une intoxication à la cocaïne, et l’exposition à du gaz lacrymogène.

Parmi les expertises médicales rendues dans cette affaire, l’une d’entre elles cite la notion controversée de « délirium agité », invoquée notamment dans la mort de George Floyd. Ce diagnostic, inventé aux Etats-Unis dans les années 1980, est souvent utilisé par la médecine légale pour justifier la mort des hommes noirs et latinos aux mains de la police, particulièrement dans les affaires de mort par étouffement, et avance que la mort peut être liée à une prise de drogue, même en faible quantité. Cette notion, dont la base scientifique est contestée, n’est pas reconnue ni par les institutions sanitaires internationales, ni par celles américaines. L’affaire de Godefroid Djinekou a fait l’objet d’un classement sans suite le 3 février 2020 suivi d’une ordonnance de non-lieu le 12 janvier 2024, exonérant les policiers de toute responsabilité pénale. Dans l’ordonnance de non-lieu, le juge précisait que le plaquage ventral était dû « à son extrême perturbation et agitation qu’il a fallu contenir, amoindrir voire modérer et ce en l’absence totale de contrainte thoracique ». 

Dans sa note du 4 novembre 2015, la DGPN mentionne que la compression sur le thorax ou l’abdomen « doit être la plus courte possible » et précise qu’une personne en état de surexcitation est « physiquement plus fragile et donc plus sujette à une détresse cardio-respiratoire » et qu’un examen médical doit être pratiqué le plus rapidement possible. En 2007, la France a écopé d’une autre condamnation de la CEDH pour la mort de Mohamed Saoud, un homme de 26 ans atteint de schizophrénie et mort « d’asphyxie lente », suite à un plaquage ventral de plus de trente minutes effectué par des policiers. La technique d’immobilisation par plaquage ventral est vivement dénoncée par la Ligue des Droits de l’Homme et par Amnesty International. Désormais interdite dans plusieurs villes américaines, elle reste autorisée en France.

Dans une étude menée par trois psychiatres du Groupe Hospitalier Universitaire (GHU) de Paris auprès de 191 policiers parisiens, publiée en juin 2023, près de la moitié des agents déclarent intervenir auprès de personnes atteintes de troubles psychiques plusieurs fois par mois. Selon Thomas Fovet, maître de conférences en psychiatrie à l’Université de Lille, la fréquence de ces rencontres peut être mise en lien avec la crise de la psychiatrie publique en France, le système étant saturé par des besoins croissants et des moyens insuffisants. « Il faut garder en tête que la plupart des personnes qui ont des troubles psychiatriques n’ont pas de troubles du comportement ni de caractère de dangerosité », rappelle Thomas Fovet. « Mais il y a un certain nombre de patients pour qui cela se présente. Peut-être que la psychiatrie se concentre actuellement beaucoup sur la santé mentale au sens large avec des missions de plus en plus nombreuses, et moins sur les patients qui ont les troubles psychiatriques les plus lourds. Ces patients ne bénéficiant pas toujours de soins adaptés, la police se retrouve en première ligne dans un certain nombre de situations ».

Dans l’étude du GHU, après avoir noté « des attitudes majoritairement bienveillantes, compréhensives et non stigmatisantes », les psychiatres soulignent que « les policiers restent insuffisamment formés à la psychiatrie, ce manque de formation pouvant être à l’origine de difficultés de communication, de méfiance ou de peur et ainsi majorer le risque d’usage de la force. » Depuis le début de notre enquête, le GHU, qui a décliné nos demandes d’entretien, a publié un article expliquant que deux des auteurs de l’étude délivrent désormais une formation de trois heures validée par l’académie de police à ceux qui en font la demande. Plus de 150 policiers auraient été formés depuis avril 2024. Avant cette date, il n’existait à notre connaissance pas de formation continue en la matière. Sollicitées pour cet article, la Direction générale de la police nationale et l’Inspection générale de la police nationale n’ont pas répondu à nos questions. 


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