« Maintenant, les gens meurent à 200-300 mètres des plages » : entretien avec Thomas Chambon, Utopia 56

Depuis quelques années, les personnes migrantes qui essayent de rejoindre l’Angleterre empruntent une voie particulièrement dangereuse : celle qui, des côtes du Pas-de-Calais, conduit aux falaises de Dover par les eaux de la Manche. Une tendance qui grimpe en flèche et provoque également une augmentation dramatique du nombre de personnes migrantes qui meurent en mer.

En parallèle à l’augmentation des départs en mer, les violences policières sur le littoral se multiplient, d’après de très nombreux observateurs. Emploi régulier de grenades lacrymogènes, bateaux percés au couteau, brutalisations quotidiennes… Nous avons recueilli le récit de Thomas Chambon, chargé de mission des maraudes sur le littoral pour l’association Utopia 56.

Publié le 14.06.2024

Thomas Chambon : Depuis 2016, à Calais, en tant qu’Utopia 56, nous avons mis en place un numéro de téléphone d’urgence qui est distribué sur les camps. Les personnes vont nous appeler parce qu’ils veulent une mise à l’abri, ils veulent aller au 115, ils ont faim, ils ont soif, ils n’ont pas de couvertures, ils n’ont pas de tentes, ils ont eu un problème avec la police, ou parfois il y a une grosse bagarre, ils sont en danger, ils veulent qu’on appelle la police pour venir les protéger. Au tout début, c’était surtout sur Calais même. À partir de 2018, on a commencé à avoir des appels de personnes situées à 20 kilomètres de Calais, avec des gens qui disaient, « on est là, on est trempés, on a faim et on a soif ». À force d’avoir des appels en provenance de zones distantes des villes de Calais et de Grande-Synthe, on a décidé de mettre en place la maraude du littoral, c’est-à-dire une équipe mobile le long du littoral, qui s’efforce de se rendre là où on nous appelle, afin de pouvoir porter assistance à des personnes qui se retrouvent en situation de grande vulnérabilité, et de documenter les éventuelles violences policières dont elles font l’objet. 

Notre but, c’est premièrement d’éviter qu’il y ait des morts à terre à cause de l’hypothermie, du fait d’être mouillés après avoir essayé de s’embarquer dans un bateau, et deuxièmement de faire en sorte que les droits fondamentaux des personnes en France soient respectés, donc de pousser l’État à agir. Parce qu’en fait, il existe des protocoles pour rhabiller les personnes et pour leur proposer une mise à l’abri d’urgence la nuit. Ça existe. Mais ce n’est quasiment jamais fait. Donc on intervient pour pallier aux urgences.

Souvent on se retrouve à expliquer à la police et aux pompiers leur propre devoir. On leur dit, notamment à la police, « votre rôle ce n’est pas juste d’empêcher les gens de passer, vous devez aussi protéger les personnes ». Ce n’est pas parce que les personnes viennent d’essayer de traverser une frontière dans un petit bateau qu’il faut les laisser trempées à 3 heures du matin, en plein milieu de la nuit, en plein hiver. Et ce n’est pas parce que des personnes sont en train de faire quelque chose de répréhensible par la loi, qu’il faut les gazer, qu’il faut les taper, qu’il faut les mettre en danger en perçant leur bateau dans l’eau à coups de couteau. En réalité, il y a d’autres solutions que le gaz lacrymo, la matraque et le perçage des bateaux. Mais l’État ne les considère pas, ses agents ne font pas de protection, ne font pas d’information dans les camps, ne font pas de mise à l’abri. La seule réponse de l’État, sur le littoral, c’est : on frappe, on gaze et on casse les campements. 

TC : C’est à partir de 2018 qu’on a commencé à entendre des gens dans les campements informels de migrants de la région dire, « nous, on va essayer par le bateau… ». Tout le monde était plutôt surpris d’entendre ça parce qu’avant, ce n’était qu’en camion. Les premiers temps, il n’y avait que très peu de personnes qui parlaient de bateaux. Et puis au fur et à mesure, c’est monté en flèche. 

En fait, c’est le résultat d’une politique, l’aboutissement d’un parcours commencé en 2003, quand ont été signés les accords du Touquet, qui ont placé la frontière entre la France et l’Angleterre dans le port de Calais, sur le sol français. La France, depuis, touche de l’argent de l’Angleterre pour protéger cette frontière, ce qu’elle fait aussi avec ces kilomètres de grillages et de barbelés qui entourent les routes et le port de Calais. Au fur et à mesure des années, ces dispositifs se sont élargis, cherchant non seulement à empêcher les gens de partir mais également d’éviter qu’elle ne se réinstallent près de la frontière. Ces dispositifs ont évolué techniquement aussi, ce qui a rendu les passages en camion de plus en plus difficiles. Désormais, à la douane anglaise il y a des scanners de tout type pour repérer d’éventuels êtres humains embarqués : il y en a qui vont analyser la température, les niveaux de CO2, les douaniers ont aussi recours aux chiens… Très certainement, vu qu’il y avait plus d’échecs, les passeurs ont essayé de trouver une autre façon de continuer à répondre à la demande, et de continuer à exploiter toutes ces personnes qui essaient simplement de trouver un endroit où vivre en sécurité. Et la réponse a été de surcharger des Zodiac [bateaux pneumatiques, ndlr] pour traverser la Manche. 

TC : Dès le début, la réponse policière a été d’empêcher les gens de partir coûte que coûte, parce que l’Angleterre paye et qu’il faut leur montrer qu’on fait quelque chose. En ce sens, il y a eu une forme de banalisation de la violence policière sur les plages. Assez vite et en nombre grandissant, les signalement récoltés par nos équipes ont fait état de gazages, de violences, de matraquages, de bateaux percés aux couteaux, y compris en mer. Le nombre de cas de violences policières est énorme, même s’il est impossible pour nous d’avoir des chiffres exacts. Parfois, ce sont juste des policiers qui vont sortir les gens des dunes, qui vont leur dire « on vous attend demain ! » tout en leur signifiant que si ces personnes se représentent, ils seront prêts à castagner. Mais souvent, ça tire carrément des grenades lacrymogènes sur les bateaux. Une fois, c’est arrivé en plein hiver près de Gravelines, ils ont tiré sur un Zodiac et le bateau a pris feu avec les gens encore dessus, qui sont tombés dans la boue en plein hiver, à 3 heures du matin. Une autre fois, autour de Boulogne, on a vu plein de policiers avec les gyrophares sur une falaise qui surplombe une plage, on s’est avancé et on a vu les agents qui tiraient à la lacrymo du haut vers le bas, sur la plage, où un groupe de migrants essayaient de se rassembler pour partir en bateau. Ils tiraient, comme ça, sur des gens 30 mètres plus bas. Un mineur s’est retrouvé avec une plaie à la tête causée par une munition, cette nuit-là. Tout cela est extrêmement dangereux, avec des bateaux pleins à craquer, des gens qui ne savent pas nager, l’eau froide de la Manche… C’est totalement illégal, c’est de la mise en danger de la vie d’autrui. Le nombre de gamins qu’on a récupéré sur les routes avec les vêtements qui puent le gaz, c’est hallucinant. Ce qui est encore plus fou, c’est que la police sait très bien que tout cela ne sert pas à grand-chose : toutes ces personnes vont tenter de traverser la Manche à nouveau, tôt ou tard. 

TC – D’un côté, c’est de façon très immédiate, comme j’ai décrit pour le bateau qui a pris feu par exemple. Ces pratiques peuvent aussi engendrer des mouvements de panique qui conduisent au drame, comme ça a été le cas pour Jumaa [Al Hasan, âgé de 27 ans, disparu dans la nuit du 2 au 3 mars 2024, dans le canal de l’Aa – ndlr]. Mais il faut aussi comprendre que souvent, ce sont des départs à 50, 60, 80, plus de 100 personnes qui essayent de monter dans un ou plusieurs bateaux. Ces personnes vont être tendues, poussées à faire vite du fait de la répression toujours latente. Et au milieu de tout ça, vous avez la police qui arrive et qui gaze tout de suite : ça rajoute beaucoup de tension, de la précipitation, de l’énervement, et donc de la dangerosité au moment du départ.

Ces dernières années, les décès qu’il y avait en mer, c’était surtout lors de naufrages, loin des côtes, en pleine mer. Depuis l’automne de l’an dernier, c’est de plus en plus près de la côte. En septembre, une jeune femme érythréenne est morte sur une plage de Sangatte, piétinée par la foule [à Blériot-Plage, le mardi 26 septembre ndlr]. Ça s’est produit alors que la police était présente, des personnes essayaient de rejoindre la mer, un des bateaux a réussi à partir et, dans l’agitation, une personne s’est faite bousculer et piétiner. On a déjà eu des appels de gens en mer qui disaient que le bateau était crevé ; en fait, il avait été troué par des policiers à coups de couteau, mais les gens avaient quand même pris la mer avec. Donc ce ne sont plus les vagues ou les avaries d’essence qui tuent les personnes en haute mer. Maintenant, les gens meurent à 200-300 mètres des plages. Pour nous, il y a un lien entre ces morts et la violence de la répression policière. La politique européenne et française qui consiste à refuser l’accueil des personnes migrantes et à répondre à leur présence par la police et la violence, pousse ces personnes à prendre de plus en plus de risques, en alimentant par ailleurs les réseaux mafieux. 

TC : Au tout début, les passages étaient principalement autour de Calais et Dunkerque. À force de militarisation à la frontière et d’interventions musclées sur les zones de passage en bateau, en multipliant la police, en multipliant les contrôles, en multipliant les violences, les passeurs ont poussé les zones de départ de plus en plus loin. Maintenant, ça va jusqu’à la baie de Somme, qui est à plus de 100 km par l’autoroute de Calais. De plus en plus de personnes partent de plus en plus loin, même si la grosse majorité des départs continue de se faire, en gros, entre Dunkerque et Boulogne-sur-mer. Ces tentatives de traversée depuis des zones aussi éloignées s’expliquent très simplement : les personnes migrantes essayent de partir depuis des plages où il n’y a pas de police. Mais plus on s’éloigne de Calais et de Dunkerque, plus la traversée est dangereuse, car on multiplie par deux ou trois fois la distance à naviguer avant d’arriver en Angleterre. De plus, ce phénomène isole les personnes migrantes en les éloignant du tissu associatif implanté autour de Calais, qui pouvait leur fournir un peu d’assistance… Quand des personnes tentent un départ depuis le Touquet, une zone plus riche où elles sont encore moins les bienvenues, il n’y a pas grand monde pour leur porter secours.

TC : Déjà on documente : on tient des fiches, on systématise les observations et la récolte des données, on établit des compte-rendus, on archive les vidéos tournées par les migrants eux-mêmes. Lorsque nous recueillons un témoignage, ou quand nous sommes nous-même témoins d’un fait de violence policière, nous faisons des signalements au Défenseur des droits et, si possible, des signalements à l’IGPN ou à l’IGGN [l’équivalent de l’IGPN pour la Gendarmerie, ndlr]. Très souvent, nous n’obtenons pas de réponse, et de toute façon, les procédures en question ont tendance à s’éterniser. Mais nous ne déposons pas de plainte à chaque fois. Le fait est qu’il y a vraiment beaucoup, beaucoup de cas ; et très souvent, ce sont les personnes migrantes elles-mêmes qui devraient porter plainte, nous ne pouvons pas porter plainte à leur place. Et ce n’est vraiment pas évident pour ces gens d’assumer ce type de combat judiciaire, vu leur situation de précarité extrême. 


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