Amendes, évictions, contrôles ; la gestion des « indésirables » par la police : entretien avec Magda Boutros et Aline Daillère
En avril, le Défenseur des droits a publié une étude sur le traitement des personnes jugées « indésirables » par la police. Des jeunes hommes, parfois mineurs, harcelés par des contrôles à répétition et verbalisés plusieurs fois par jour, avec des amendes qui, cumulées au fil des ans, atteignent jusqu’à plusieurs dizaines de milliers d’euros. Un phénomène répandu, signe d’une véritable « politique », contre laquelle les voies de recours sont pratiquement inexistantes, selon les autrices de l’étude, Magda Boutros et Aline Daillère, sociologues au Centre de Recherche sur les Inégalités Sociales de Sciences Po Paris. Entretien.
Index : L’étude que vous avez publiée, « Amendes, évictions, contrôles : une étude sur la gestion des « indésirables » par la police » est le fruit d’un travail à quatre mains qui découle de deux enquêtes distinctes que vous avez réalisées. Quels sont les résultats de ces recherches et pourquoi avez-vous décidé de les fusionner dans une seule publication ?
Magda Boutros : Pour ma thèse en sociologie, j’ai travaillé sur les mobilisations contre les violences et les discriminations policières en France. J’ai étudié, entre autres, la mobilisation dans le 12e arrondissement de Paris qui avait donné lieu à un procès contre une brigade de police qui se surnommait la « Brigade des tigres ». J’ai eu accès au dossier de l’enquête pénale qui avait été faite dans ce procès, suite à la plainte qu’avaient déposé 18 personnes, 17 jeunes hommes et une jeune femme, contre les policiers de cette brigade. Avec ce dossier sous les yeux, j’ai réalisé qu’il y avait dans la police — du moins dans le 12e arrondissement — des instructions hiérarchiques écrites, quotidiennes, d’aller « évincer » des « indésirables » sur la voie publique. Ce sont là les termes utilisés par les policiers eux-mêmes et par leur hiérarchie.
J’ai donc décidé d’analyser cette source judiciaire pour comprendre qu’est-ce qu’une éviction, comment elle se déroule, qui sont les « indésirables » et quelles sont ces pratiques. Ce dossier judiciaire comprend toute une série de documents internes à ce commissariat sur les trois ans concernés par l’enquête, de 2013 à 2015 : les instructions quotidiennes données par la hiérarchie aux brigades de proximité, les bilans annuels du commissariat, les mains courantes que les policiers rédigeaient à la suite de leurs interventions.
Ces dernières sont particulièrement intéressantes. On a 284 mains courantes d’intervention où les policiers résument leur intervention et détaillent les profils des personnes qui ont été contrôlées. Dans toute une partie de ces mains courantes, les policiers sélectionnent comme motif d’intervention « Perturbateurs – indésirables », une catégorie incluse dans le logiciel de la main courante informatisée de la police nationale. Cela nous a permis de comparer en quoi consiste une intervention pour des « indésirables » et en quoi elle diffère d’une intervention pour d’autres types de troubles à l’ordre public.
Dans ce dossier, on trouve aussi des communications écrites entre le commissariat, la municipalité et certains riverains. On a donc pu retracer les pressions externes ou les doléances qui pouvaient être envoyées à la police pour des rassemblements de jeunes sur la voie publique et la manière dont la police gérait ce genre de doléances.
Enfin, il y a encore une chose très intéressante à analyser dans ce dossier, ce sont toutes les auditions faites par l’IGPN. Cette dernière a mené une enquête exceptionnellement approfondie, ce qui est assez rare dans le cadre des procédures pour des violences policières. Les enquêteurs ont interrogé 76 policiers du commissariat, tous les policiers de la brigade, tous les chefs et pratiquement tous les policiers de voie publique. On a ainsi leurs perceptions et leurs récits, pas seulement sur les faits qui étaient dénoncés mais sur ce qu’est une intervention pour des « indésirables », ce qu’est une éviction, quelle est sa justification, quelles sont ses modalités… L’IGPN a également entendu 45 habitants et professionnels qui travaillent dans le quartier. Donc on a tout un panel de personnes qui racontent leur aperçu de la situation.
Aline Daillère : De mon côté, j’ai commencé une enquête indépendante à partir de 2018-19 sur le phénomène de la multiverbalisation. Dans plusieurs quartiers populaires, des jeunes se plaignaient de recevoir beaucoup d’amendes et dénonçaient des pratiques abusives de la part des policiers. Je commençais à faire ma thèse à ce moment-là et j’ai décidé d’en faire mon sujet de recherche. C’est ce qui m’a amené à enquêter sur les expériences des jeunes multiverbalisés, c’est-à-dire de jeunes qui recevaient très fréquemment des amendes. J’ai enquêté dans plusieurs quartiers parisiens et en d’Île-de-France, mais on sait par ailleurs que le même problème se retrouve dans d’autres régions de France.
Ce qui nous a amené à lier nos deux enquêtes avec Magda, c’est que l’un de mes terrains d’enquête est le 12e arrondissement, où se concentrait cette affaire judiciaire sur laquelle Magda avait enquêté. On s’est aperçues que certains des jeunes qui étaient catégorisés comme « indésirables » dans l’enquête de Magda, et qui en raison de cela avaient été contrôlés et évincés entre 2013 et 2015, se sont retrouvés également multiverbalisés à partir de cette date.
Il y a une continuité — au moins dans ce quartier-là — entre les pratiques de contrôle-éviction et les pratiques liées à la multiverbalisation. Il nous a donc semblé logique de joindre nos deux enquêtes et d’étudier ces contrôles de police et ces amendes répétées comme des pratiques d’éviction des publics dits « indésirables ».
Index : Dans votre étude, vous soulignez le fait que les contrôles et les amendes constituent un geste policier particulier, dont le champ d’application est très large et sans aucun contrôle judiciaire derrière. Qu’est-ce qui rend ces pratiques policières particulièrement intéressantes, dans une perspective de recherche ?
MB : Ce qu’on appelle en France un contrôle d’identité existe dans la plupart des pays. C’est l’idée que la police a le droit d’interpeller une personne, de l’arrêter dans la rue, de la fouiller pour voir si elle a quelque chose d’illégal sur elle, etc. En France, l’histoire du contrôle d’identité est très fortement liée à l’histoire du contrôle de la mobilité de la population et du contrôle de l’immigration.
Les premières versions du contrôle d’identité émergent pour contrôler des populations qui sont considérées comme potentiellement dangereuses ou nuisibles, afin de réguler leur circulation dans l’espace public. Petit à petit, cela se généralise avec l’arrivée de la carte d’identité. En France, cette généralisation permet à la police de vérifier l’identité des personnes, et par-là de vérifier qu’elles ont le droit d’être là où elles sont.
Bien qu’il ait été présenté comme un outil anti-criminalité — parce que, quand on va contrôler des personnes, il est vrai qu’on va potentiellement détecter des illégalismes — en réalité le contrôle d’identité est autorisé pour des raisons qui vont bien au-delà de la lutte contre la criminalité. On peut faire un contrôle s’il y a suspicion que la personne a commis ou vient de commettre ou est sur le point de commettre une infraction ; mais on peut aussi contrôler des personnes pour prévenir un trouble à l’ordre public, quel que soit leur comportement ; on peut contrôler leur identité s’il y a une réquisition du procureur qui dit que sur tel lieu à telle heure, on a le droit de contrôler n’importe qui ; on peut aussi faire des contrôles aux frontières, des contrôles administratifs… C’est vraiment un outil de contrôle de la présence et de la mobilité de la population, et ça a toujours été pensé en ce sens.
AD : En ce qui concerne les amendes, leur particularité est que les policiers qui les délivrent jouissent d’un pouvoir très large et tout aussi discrétionnaire. Elles sont délivrées pour punir des infractions, et comme un grand nombre de ces dernières sont des infractions du quotidien, commises dans la rue et sanctionnables par des amendes forfaitaires, un policier peut ainsi prononcer une amende dans un très grand nombre de situations, ce qui lui confère un pouvoir très large.
Ce pouvoir était initialement détenu par le juge, avant la création des amendes forfaitaires au début du 20e siècle. Préalablement, c’étaient les juges qui prononçaient les sanctions, y compris pour des petites infractions. Face au risque de saturation des tribunaux, le législateur a créé l’outil de l’amende forfaitaire qui permettait à un policier ou un gendarme de sanctionner sur le champ une infraction, ce qui évite de passer par la case tribunal. Cela veut dire qu’il y a tout un tas de garanties propres à la justice qui ne sont pas offertes aux justiciables. Il n’y a pas de droit au contradictoire, il n’y a pas de publicité de l’audience… La plupart des garanties normalement associées à l’exercice de la justice sont évacuées.
L’amende est donc un moyen de confier aux forces de l’ordre un pouvoir de juger qui est normalement dévolu au magistrat. Enfin, une autre particularité des amendes forfaitaires est le fait qu’il y a très peu de contrôle judiciaire sur leur application — c’est un des résultats de notre enquête, c’est à dire qu’il est très compliqué de contester une amende, même lorsqu’on la juge abusive ou mensongère ; et il est encore plus compliqué, une fois la contestation faite, de se faire entendre par un juge. Cela est dû au fait qu’en justice, la parole des policiers en matière contraventionnelle fait foi. Il y a une présomption de culpabilité du contrevenant alors que normalement en droit pénal, le principe qui prime est inverse : la présomption d’innocence.
Index : À la lecture du rapport, on est frappés par les conséquences extrêmement graves que l’utilisation de cet outil peut engendrer. Il y a des chiffres que vous publiez qui donnent le vertige : des jeunes de 16 ans avec plusieurs dizaines de milliers d’euros de dettes envers le fisc. Les dynamiques qui conduisent à cette accumulation de dettes sont frappantes elles aussi : parfois, on sanctionne la même personne avec un « paquet » d’amendes, qui vont ainsi se cumuler. Qu’est-ce que ces pratiques révèlent-elles de l’amende comme outil policier, et de son fonctionnement en tant que sanction administrative ?
AD : Pour mon enquête j’ai rencontré 44 jeunes multiverbalisés, dont certains sont verbalisés très fréquemment, parfois plusieurs fois par semaine, voire plusieurs fois par jour ou plusieurs fois en même temps. Une chose à retenir est que dans la majorité des cas les amendes sont délivrées par paquets, comme une « formule », selon l’expression d’un des jeunes que j’ai rencontré. L’utilisation de ces paquets d’amendes est quasi systématique pour certains motifs. Par exemple, on à très souvent des lots de trois amendes pour « déversement de liquide insalubre » (un crachat, généralement), « nuisance sonore » et « jet de détritus ». De même, pendant la période des confinements et de couvre-feux successifs dûes à l’épidémie de Covid-19, le phénomène des lots d’amendes revenait de manière frappante. C’est ainsi que les jeunes qui sont verbalisés très fréquemment se retrouvent rapidement lourdement endettés.
À chaque fois que j’ai pu, j’ai récolté auprès des enquêtés la liste complète de leurs amendes. Pour trois enquêtés, leurs dettes s’élèvent à plus de 30 000 €. Il s’agit de jeunes hommes entre 19 et 22 ans, qui se retrouvent avec de très grosses dettes en étant tout juste majeurs, à peine entrés dans la dans la vie active, ce qui entraîne beaucoup de conséquences dans leur vie.
Ces jeunes sont pour la plupart issus de familles aux ressources modestes, pour lesquelles le montant d’une simple amende représente déjà une dépense considérable. Mais s’acquitter de tels montants cumulés devient tout simplement impossible pour eux. Un enquêté avec 15 000 € d’amende a calculé que sa dette équivaut à quasiment un an de son salaire au SMIC. Or, quand les amendes ne sont pas réglées, elles se transforment en dettes fiscales ; c’est alors le trésor public qui entame des procédures de recouvrement et cherche à récupérer l’argent qui est considéré comme dû à l’État. Le trésor public va donc mandater des huissiers pour faire constater les ressources disponibles au domicile des jeunes, et engager des procédures de saisine sur leurs comptes bancaires. Tout cela entraîne, en retour, des stratégies d’évitement de la part des jeunes : comme ils ont besoin de ces ressources financières par ailleurs dans leur vie, ils évitent d’ouvrir un compte bancaire ou de l’alimenter quand ils en ont un, ils évitent les emplois déclarés pour pouvoir être sûrs d’utiliser l’argent qu’ils ont gagné par leur travail, plutôt que de se voir prélever plus de la moitié de leur salaire. Des jeunes disent à demi-mot que le seul moyen réaliste de rembourser ces dettes serait de se livrer à des faits délictueux. Il y a ensuite toute une série de conséquences sur la santé psychique de ces jeunes : des manifestations de stress aigu, des pratiques d’hypervigilance au quotidien, parce qu’ils doivent faire attention à ce qu’il n’y ait pas d’argent sur leur compte, à ne pas croiser les policiers dès qu’ils sortent dans la rue, par peur de recevoir une amende… Ils sont dans un état de vigilance et d’anxiété perpétuelle.
Index : Il y a un mot qui revient très souvent dans votre rapport : « indésirables ». Qui sont ces « indésirables » ? Comment en tant que chercheuses, du point de vue méthodologique, on arrive à en donner une définition ?
MB : Le terme « indésirables » apparaît dans les documents policiers qui étaient inclus dans le dossier d’enquête sur l’affaire du 12e arrondissement de Paris. Cela nous a interrogées : d’où vient ce terme-là, qui l’utilise, comment est-il utilisé ? Comment est-il défini ? La première chose à noter, c’est qu’il n’y a pas de définition écrite. En tout cas, nous n’avons pas eu accès, par exemple, à une note de service de la police nationale qui définirait ce qu’est un « indésirables ». Mais il semble, quand on lit les documents internes, que tout le monde au sein de la police comprend ce qu’est un indésirable. On s’est donc posé la question de comment on pourrait détecter cette définition implicite qui existe au sein de la police.
Pour ce faire, on s’est appuyés sur les centaines de mains courantes informatisées incluses dans le dossier judiciaire ; pratiquement toutes concernent ce qu’on appelle des petits désordres urbains. Sur 284 mains courantes, il y en a 106 où les policiers ont sélectionné comme motif de l’intervention « indésirables ». Pour les autres c’était principalement des tapages ou ce que les policiers appellent des « nuisances diverses ». On s’est dit que cela pouvait être une des façons de comprendre la distinction entre un « indésirables » et une personne qui commet des nuisances diverses ou une personne qui fait du tapage.
On a alors examiné, dans ces mains courantes, les données relatives aux personnes considérées comme auteurs par la police : les noms, la date de naissance, l’adresse (ce qui nous permet de voir s’ils sont du quartier ou pas), leur nationalité. Et à partir de leur nom, on a inféré leur genre et leur origine migratoire. On a ensuite comparé le profil de toutes les personnes contrôlées avec celui des personnes étiquetées par la police comme « indésirables ».
Cela nous a permis de nous rendre compte de deux choses. La première, c’est que les personnes contrôlées en général sont, de manière disproportionnée, des jeunes de sexe masculin et issues de l’immigration post-coloniale. Pour les « indésirables », c’est presque exclusivement des adolescents, garçons, issus de l’immigration post-coloniale. On voit, par exemple, que parmi les personnes contrôlées par la police mais non étiquetées comme « indésirables », il y en a à peu près la moitié qui ont des noms à consonance européenne. Parmi ceux qui sont étiquetés « indésirables », en revanche, seulement un quart ont des noms à consonance européenne, et plus de la moitié ont des noms à consonance subsaharienne.
Le deuxième constat, c’est que quand on lit les résumés que les policiers font de ces interventions dédiées aux « indésirables », lorsque les policiers ne constatent aucun comportement incivil ni aucune infraction, ils procèdent tout de même à ce qu’ils appellent une « éviction ». On a beaucoup de mains courantes où les résumés sont assez courts. Ils disent, par exemple : « Sommes en présence d’une dizaine d’indésirables. Les évinçons ». « Sommes en présence d’un groupe de quatre personnes discutant calmement. Les évinçons ». Etc. Alors que, pour les mains courantes cataloguées comme interventions pour tapage, ce sont généralement des cas dans lesquels les policiers constatent effectivement du bruit ou des nuisances. Mais dans ces cas-là, il n’y a pratiquement jamais d’éviction.
Donc, quand ce sont des tapages constatés, mais dont les auteurs ne sont pas des personnes que la police catégorise comme « indésirables », la réponse policière va souvent être de demander aux personnes de baisser le son, de faire moins de bruit ou de se déplacer. Mais quand ce sont des personnes étiquetées « indésirables », il va y avoir une intervention policière, même sans constatation d’infraction, et elle va presque systématiquement se terminer par une éviction. L’éviction, ça peut être de demander explicitement aux personnes de quitter les lieux, de les emmener au commissariat pour une vérification d’identité, ou alors ça peut prendre la forme de ce que les policiers appellent « occuper le terrain » : c’est-à-dire qu’ils restent sur place jusqu’à ce que les personnes partent d’elles-mêmes.
Ce qui ressort beaucoup du dossier du 12e arrondissement, c’est que, pour la police, les indésirables sont des adolescents, garçons, issus de l’immigration, qui se rassemblent en groupe dans l’espace public, généralement après les horaires d’école. Donc ce ne sont pas des gens qui font du bruit à 2h du matin. Ils peuvent se faire évincer à 16h30, 17h, 18h. Mais ils sont toujours en groupe quand ils sont désignés comme « indésirables ».
Par ailleurs, ils sont pratiquement tous français et ils habitent le quartier dans lequel ils sont évincés. On a même comparé les adresses de résidence et les adresses d’éviction, et on se rend compte que les distances entre les uns et les autres est à peu près de 500 mètres en moyenne. En gros, ils se font évincer au sein de leur propre quartier.
AD : Juste pour compléter ce que vient de dire Magda, je voudrais dire que dans ma recherche on a exactement les mêmes résultats : les multiverbalisés correspondent exactement au profil que Magda a décrit, ils sont aussi verbalisés dans un rayon très proche de leur domicile et, pareillement, cela arrive notamment quand ils sont en groupe.
Index : Dans votre étude vous soulignez la différence de traitement, de la part de la police, de ce qui relève du « comportement » et de ce qui relève de la « présence ». Le simple fait qu’une personne catégorisée comme « indésirables » par la police soit présente à un certain endroit peut donner lieu à une certaine réponse policière, selon l’identité supposée de la personne qui incarne cette présence. Cela est en opposition par rapport aux comportements effectivement constatés, qui peuvent en revanche donner lieu à d’autres réponses policières. Comment expliquez-vous cette dichotomie entre présence et comportement, et comment est-elle interprétée par la police ?
MB : Ce qui est intéressant — et c’est là que les auditions des policiers sont précieuses — c’est que souvent, les policiers vont dire : « Mais en fait, le problème, c’est que leur présence constitue une nuisance pour les riverains ». Ils disent riverains, parce qu’ils n’incluent pas forcément ces jeunes dans la catégorie des riverains.
Et il est vrai qu’il y a une partie des habitants qui se plaignent régulièrement à la police de ces rassemblements de jeunes, qui génèrent un « sentiment d’insécurité ». Pour certains habitants, cela donne le sentiment — je cite — « qu’on est dans le 93 », « que ça fait ghetto », des choses comme ça. Ils sont gênés par cette présence, qui n’est pourtant pas forcément génératrice de comportements délictuels ou pénalement répréhensibles. Les policiers intègrent cette idée : ces présences-là gênent. Donc, il faut les évincer. Certains policiers ont d’ailleurs admis que même si aucune infraction n’est constatée, ils savent que ces groupes vont commettre des nuisances, et qu’il faut donc « faire du préventif » et les évincer.
Pour les policiers, ces présences sont en elles-mêmes problématiques, puisqu’elles sont présumées génératrices de nuisance, même quand les policiers ne constatent rien ou qu’il n’y a pas eu d’appel à ce moment-là. Il y a ainsi un amalgame qui est fait entre certaines présences et certains comportements. Pour d’autres catégories de la population, il y a aussi des comportements qu’on va constater, mais qu’on va traiter avec du bon sens. Quand ils constatent des nuisances sur la voie publique, c’est-à-dire lorsqu’une personne fait du bruit, les policiers interviennent et demandent aux personnes de faire moins de bruit, de manière plutôt informelle, sans utiliser d’outils répressifs comme le contrôle d’identité, la palpation, la fouille, la verbalisation. Les agents savent donc utiliser des moyens d’intervention moins violents, mais ne les déploient quasiment jamais quand cela concerne les « indésirables ».
Index : Dans l’une des déclarations des policiers que vous citez dans le rapport il y a ce terme que vous venez d’employer : le « sentiment d’insécurité ». Comment un terme aussi vague peut-il suffire à justifier une intervention policière ?
MB : Une des choses qui nous a beaucoup intéressées dans cette enquête, c’est d’essayer de comprendre le rôle d’autres acteurs dans la mise en œuvre de ce type de pratique policière. Pourquoi l’institution policière a-t-elle pu décider, à un moment donné, de mettre en place des évictions d’« indésirables » ? Est-ce que c’est purement parce que les policiers ont ce type de stéréotypes en tête ? Ou est-ce qu’il y a d’autres acteurs qui viennent jouer un rôle dans ce phénomène ?
La réalité, c’est qu’il y a des pressions externes. Il y a certains habitants — pas tous, pas la majorité — qui se plaignent de manière très régulière. Il y a aussi la municipalité : dans le 12e, à ce moment-là, la mairie transmettait des doléances de riverains à la police, demandant explicitement aux agents de prendre des mesures (faire des patrouilles, des contrôles, des verbalisations systématiques…), afin d’empêcher les rassemblements de jeunes sur la voie publique, dans l’objectif de répondre à une demande citoyenne exprimant un sentiment d’insécurité dû à la présence de jeunes hommes racisés dans l’espace public.
Le sentiment d’insécurité, comme vous l’avez remarqué, c’est quelque chose de très subjectif. Quand les jeunes hommes qui sont ciblés par ces pratiques-là ont eux-mêmes exprimé un sentiment d’insécurité, du fait du harcèlement policier qu’ils subissaient, du fait des violences policières, du fait, parfois, des violences sexuelles lors des palpations de sécurité, cela n’a pas été traité comme un sentiment d’insécurité, ni même comme des violences ou des infractions devant faire l’objet d’une réponse pénale.
Il y a cette distinction déterminante que les policiers font entre ceux qu’ils appellent les « riverains » et ceux qu’ils appellent les « indésirables ». Même si toutes ces personnes-là habitent le quartier, les policiers ont cette idée que certains habitants sont des riverains légitimes, et que leur sentiment d’insécurité, même s’il est subjectif, même s’il est parfois basé sur des stéréotypes racistes, nécessite une réponse par des interventions. À l’inverse, dans le rapport, on a relaté comment les jeunes ont été reçu quand ils ont essayé d’aller vers les policiers et la municipalité pour dénoncer ce qu’ils subissaient. La réponse des autorités a été purement communicationnelle : on organise une réunion, on leur réexplique pourquoi on intervient, que la police a le droit de faire ce qu’elle fait. Mais on ne prend pas du tout en compte leurs doléances comme des problèmes nécessitant une réponse opérationnelle, en tout cas pas de la même manière que celle qu’on va apporter quand un autre habitant se plaint des jeunes qui font du bruit en bas de chez lui.
Index : En ce qui concerne les voies de recours, vous écrivez dans le rapport que celles-ci sont pratiquement inexistantes. Pourquoi est-il aussi difficile de contester ces amendes ?
AD : Au début de la recherche, il y avait beaucoup de jeunes multi-verbalisés que je rencontrais qui essayaient — avec l’aide d’associations, d’éducateurs et d’éducatrices — de contester leurs amendes pour les faire annuler. Il s’est avéré que toutes ces démarches-là… en fait j’allais dire qu’elles échouaient, mais ce n’est même pas ça. Ils n’obtenaient jamais de réponse à leur demande de contestation. Simplement, ils recevaient les amendes majorées, donc, ils en déduisaient que leur contestation n’avait pas marché et qu’elle avait été rejetée.
La procédure de l’amende forfaitaire a été initialement créée pour éviter que les juges soient débordés par le traitement des contentieux. Toutes les procédures liées aux amendes forfaitaires, y compris celles des procédures de recours et de contestation, sont conçues pour ne pas être trop faciles d’accès. Parce que si elles l’étaient, on présume qu’il y aurait beaucoup trop de recours, que les juges seraient débordés, et donc que l’amende forfaitaire ne remplirait plus sa fonction.
De fait, la contestation est extrêmement difficile. Déjà, il faut savoir que, lorsqu’on conteste une amende forfaitaire, la première personne qui étudie ce recours est un officier du ministère public. Cet officier, la plupart du temps, c’est… un commissaire de police, souvent du commissariat local. En théorie, ces officiers ne sont censés faire qu’un filtre procédural, c’est-à-dire effectuer uniquement des vérifications formelles, par exemple vérifier que la contestation a été envoyée en recommandé, que l’original de l’amende est joint, etc. Or, dans les faits, ces officiers jugent au fond la demande et ne la transmettent pas au tribunal de police. Ce sont donc eux qui décident de rejeter la contestation. Ce dépassement de leur rôle a été condamné tant par la Cour de cassation que par une décision de la Cour européenne des droits de l’homme.
Dans ces cas-là, il n’y a aucune audience, aucun juge. Juste une majoration de l’amende. Un rapport de la Cour des comptes de 2016 indique que moins de 1 % des contestations d’amendes sont transmises au tribunal de police. Arriver devant un juge relève donc de l’exploit.
Or ensuite, à supposer qu’on finisse par arriver devant un juge malgré cette difficulté, on se retrouve alors confronté à un autre problème : le fait que le procès-verbal de police fait foi en matière contraventionnelle. C’est-à-dire que si, sur un PV, il est écrit que M. Untel ne portait pas de masque pendant la période de crise sanitaire, il revient à la personne verbalisée de prouver que ce n’est pas vrai. Ce qui, dans la majorité des cas, est impossible à démontrer.
Il existe de très rares cas où des jeunes ont pu prouver que l’amende était illégale ou abusive. On a eu un cas très récent où un policier a été jugé et condamné pour avoir émis de fausses amendes. Suite à une enquête, il a été prouvé — en bornant les téléphones du policier et du jeune verbalisé — que ni l’un ni l’autre n’étaient sur les lieux des faits. Les parents du jeune avaient porté plainte pour faux en écriture publique, car ils savaient que leur fils était à la maison ce soir-là et le policier a donc été condamné pour faux. Mais ce genre de situation est extrêmement rare, car il est très difficile d’avoir des preuves aussi solides.
Index : En ce qui concerne le procès des policiers du 12e arrondissement, comment cette action judiciaire a-t-elle été lancée ? Et quelles ont été les suites de cette procédure ?
MB : Cette action est le résultat d’une plainte déposée par les jeunes, qui a été rendue possible grâce à un travail mené avec des éducateurs spécialisés et des acteurs associatifs locaux. Il faut savoir que, dans cette affaire, il y avait de la part des policiers des insultes racistes, parfois aussi homophobes, des violences physiques, de très jeunes hommes — âgés de 14, 15 ans — qui ont subi des attouchements sexuels pendant les palpations. Ce sont là des choses qui ont clairement des conséquences à long terme sur leur bien-être psychologique, sur la perception qu’ils ont d’eux-mêmes, des autres et des autorités publiques.
Toute cette expérience de mobilisation collective a permis à ces jeunes de mettre des mots sur leurs expériences. Ils ont pu se définir en tant que victimes de violences, et faire l’expérience d’être au tribunal ; non pas comme mis en cause mais en tant que victimes. Le fait que les policiers soient mis en cause et que ces jeunes, souvent issus de l’immigration, soient reconnus comme victimes : c’est une inversion des rôles inhabituelle. Cette action collective n’est pas donnée à tout le monde : déjà, de trouver ce type de soutien dans son quartier, et ensuite de pouvoir aller jusqu’au bout d’actions comme celles-là, ça demande beaucoup de temps, de ressources et d’énergie, surtout de la part de personnes vivant souvent dans des situations de précarité.
À l’issue de cette plainte, deux procès ont eu lieu : un au civil et un au pénal. Dans le procès pénal, quatre policiers étaient mis en cause et trois d’entre eux ont été condamnés en première instance, mais ils ont tous été acquittés en appel. Dans le procès civil, en revanche, l’État a été condamné pour une série de fautes lourdes.
Malgré cela, les policiers ont porté plainte contre les plaignants pour dénonciation calomnieuse. En première instance ils ont gagné. Donc au final, au pénal, aucun policier n’a été condamné, mais plusieurs plaignants l’ont été pour dénonciation calomnieuse et doivent indemniser financièrement les policiers. Cela a donc eu des conséquences légales très graves pour eux, bien qu’il y a actuellement un appel en cours concernant cette décision.
Dans le cadre de cette procédure, l’IGPN a mené une enquête, relativement bien effectuée, mais les faits étaient très difficiles à prouver. Sur 44 faits dénoncés, seulement quatre ont été retenus par le tribunal. Pour les autres, les preuves apportées — pour la plupart des témoignages — n’ont pas été estimées suffisamment probantes. Les affaires qui sont arrivées jusqu’au tribunal correctionnel reposaient sur des éléments solides, comme des vidéos, des photos, des certificats médicaux attestant de blessures, des témoignages concordants avec des documents internes de la police, comme des mains courantes où les policiers eux-mêmes mentionnaient les interventions. Mais pour la majorité des autres faits, il n’y avait pas assez de preuves.
Il faut également noter que, parfois, les preuves existaient, mais les faits n’ont pas été renvoyés devant le tribunal. Par exemple, le procureur de la République a constaté que pratiquement toutes les vérifications d’identité avaient été menées avec de graves irrégularités : les policiers emmenaient des mineurs au commissariat, sans les présenter à un officier de police judiciaire, sans suivre les procédures nécessaires à la vérification d’identité. Ils les laissaient parfois pendant trois ou quatre heures sur un banc, puis les relâchaient. Le procureur a écrit un courrier au commissaire du 12e arrondissement pour signaler ces dysfonctionnements, en précisant que si cela continuait, ils pourraient être poursuivis pour détention arbitraire. Mais aucune poursuite n’a été lancée, malgré l’existence de nombreuses preuves attestant d’illégalismes répétés dans ce commissariat. Il y a donc, d’un côté, les décisions que prennent les procureurs quant aux infractions à poursuivre et, de l’autre, la difficulté réelle de constituer des dossiers de preuves suffisantes.
Dans ce cas, c’était une action collective bien encadrée, avec un fort accompagnement dans la collecte des preuves, ainsi qu’une médiatisation conséquente. Mais il faut imaginer ce que cela représente pour une personne seule, qui souhaite porter plainte après avoir subi des coups, et qui se retrouve seule face à la parole d’un policier.
Index : Dans quelle mesure les résultats de votre étude sont-ils généralisables à l’ensemble du territoire français ?
AD : L’enquête judiciaire sur laquelle Magda a travaillé porte spécifiquement sur le 12e arrondissement, mais celle que j’ai menée sur la multiverbalisation porte sur plusieurs quartiers, à Paris et en région parisienne : il s’agit de cinq quartiers de Paris intra-muros et de trois quartiers situés en petite ou grande couronne.
Si cela ne concernait que le 12e arrondissement, on pourrait penser que c’est une pratique propre à un commissariat, voire même à une équipe de policiers dans ce commissariat. Mais là, ce qui est frappant, c’est que les constatations effectuées dans le 12e arrondissement de Paris se retrouvent exactement dans les mêmes termes ailleurs, peu importe les quartiers où j’ai enquêté. Les amendes sont les mêmes, les procédures sont les mêmes… Cela indique qu’on est face à autre chose que la pratique d’un seul commissariat ou d’une seule équipe de policiers.
On n’a pas de documents officiels pour le prouver formellement, mais tout porte à croire qu’il s’agit d’une pratique généralisée, voire d’une politique appliquée au moins à l’échelle de Paris intra-muros et dans plusieurs communes d’Île-de-France. D’ailleurs, on retrouve ce phénomène dans d’autres régions : par exemple, récemment, à Tarascon (Bouches-du-Rhône) un policier a été condamné pour des fausses amendes.
Un autre signe du fait qu’il s’agit là d’un phénomène plus large est le fait que, depuis la publication de notre étude, nous sommes régulièrement contactées par des personnes concernées un peu partout en France. Par exemple, j’ai été contactée par une éducatrice de la région de Rennes, qui m’a dit rencontrer exactement les mêmes choses auprès des jeunes qu’elle suit ; il y a aussi des jeunes de la région de Grenoble qui ont témoigné de processus similaires. Alors certes, on n’a pas d’éléments empiriques construits sur ces autres terrains, mais tout cela tend à confirmer que les cas que nous avons étudiés ne sont pas des cas isolés.
Il y a aussi un autre élément très important. Dans le dossier que Magda a examiné, on voit que le terme « indésirables » utilisé par la police n’est pas une pratique isolée du commissariat de police local. C’est un terme national, intégré au logiciel de main courante informatisée utilisé dans tous les commissariats de France. Dans ce logiciel il y a un onglet « indésirables ». Cela montre bien qu’on est face à quelque chose de beaucoup plus vaste, systémique même.
MB : Il y a d’autres enquêtes qui ont été menées, notamment par le Défenseur des droits, sur des politiques policières d’éviction de certains groupes. Ces groupes sont parfois définis comme « indésirables » sur la base de critères ethniques. Le Défenseur des droits a ainsi lancé plusieurs enquêtes à la suite de signalements, et ces enquêtes ont constaté que la police nationale, la police municipale, ou encore la police des transports pouvaient mettre en œuvre des politiques similaires d’éviction, explicitement dirigées contre certaines populations comme les Roms, les Syriens… Cela renforce l’hypothèse qu’il existerait une politique d’éviction, au moins dans les espaces urbains, visant certains groupes jugés « indésirables ». Bien sûr, il faudrait approfondir cette question pour voir si de telles pratiques existent aussi dans d’autres types d’espaces que les centres urbains. Mais en tout cas, dans les milieux urbains, plusieurs indices laissent penser que ces pratiques sont bel et bien implémentées, et pas seulement en région parisienne.