« Bilal ne payait plus son loyer ; c’est inconcevable qu’on puisse finir tué pour ça » : entretien avec Me Matteo Bonaglia
Le 23 juin 2021, Bilal M. était tué dans son appartement, d’une balle tirée par un policier qui procédait à son expulsion locative. Depuis, la famille de Bilal se bat pour obtenir des réponses, et que la justice passe. À leur côté, Me Matteo Bonaglia, avocat engagé, spécialisé en droit pénal, du logement et des libertés fondamentales. Dans cet entretien, il revient sur les failles de la procédure judiciaire autour de cette affaire – sur laquelle INDEX a publié une contre-enquête détaillée. Ses propos éclairent également le contexte dans lequel la mort de Bilal M. est survenue : les expulsions locatives et la crise du droit au logement en France.
INDEX : Bilal M. a été tué d’une balle dans le dos, tirée par l’un des quatre policiers qui étaient mobilisés ce jour-là pour procéder à son expulsion. Le tir est survenu dans les minutes qui ont suivi l’entrée des policiers dans l’appartement. Que s’est-il passé ensuite ?
Matteo Bonaglia (MB) : La première chose surprenante dans ce dossier, c’est la façon dont les faits ont été traités. Les premières personnes qui arrivent sur les lieux ne sont pas les enquêteurs de l’IGPN, mais trois gradés de la police : le commissaire général directeur de la sécurité publique du Val-D’Oise, le commissaire de l’agglomération de Cergy-Pontoise et celui de Cergy. Les trois fonctionnaires de police mis en cause pour la mort de Bilal ne vont pas être isolés, mais vont au contraire être maintenus au contact les uns des autres. L’IGPN n’arrive sur place qu’à 12h05. Pendant plus de deux heures, les agents et leur hiérarchie vont avoir la possibilité de converser librement sans mesures destinées à prévenir la concertation.
Même lorsque l’IGPN arrive, ses enquêteurs ne réalisent que des vérifications légères, donnant aux agents impliqués la consigne de se présenter plus tard dans l’après-midi au siège parisien de l’IGPN pour y être entendus. Donc, devant une scène d’homicide, pas d’interpellation, pas de placement en garde à vue : les agents sont convoqués dans le cadre d’une audition libre et ne seront entendus qu’à 15h10. Ils ont eu dans l’intervalle la possibilité d’échanger à nouveau, voire de se concerter entre eux. En tant qu’avocat, je trouve saisissante cette différence de traitement entre un fonctionnaire de police mis en cause pour la mort d’un homme, par rapport à ce qui serait réservé à n’importe quel autre citoyen français, si d’aventure il était mis en cause pour le décès d’une autre personne. N’importe qui aurait immédiatement été interpellé, immédiatement séparé des autres protagonistes, entendu sous un régime coercitif de garde-à-vue, de sorte que l’ensemble des personnes mises en cause et suspectées d’avoir participé à l’infraction ne puissent pas se concerter entre elles, favorisant ce faisant la manifestation de la vérité.
INDEX : Dans l’après-midi même de la mort de Bilal, les policiers sont entendus dans les locaux de l’IGPN, où est réalisée une « mise en situation ». Les agents y rejouent ensemble leur version des faits, tandis que les enquêteurs prennent des clichés photographiques, qui vont être versés au dossier. Comment interprétez-vous cette mise en situation d’un point de vue juridique ?
MB : Je n’avais jamais vu ça. Une reconstitution proprement dite est codifiée dans la pratique judiciaire : tous les protagonistes sont présents, elle se déroule sous la direction d’un magistrat du siège, les différentes parties impliquées livrent leurs versions, les experts sont présents et peuvent donner leurs avis et relever des contradictions. Mais cette mise en situation dans les locaux de l’IGPN se déroule dans un contexte bien plus favorable aux fonctionnaires de police et aucune mesure n’est prise pour éviter qu’ils puissent se concerter entre eux. Dans la mise en situation faite par l’IGPN, le fonctionnaire qui a tiré sur Bilal, Guillaume R., affirme avoir tiré droit devant lui alors que Bilal se tenait debout face aux agents. Mais l’autopsie a établi que la trajectoire de la balle qui a traversé son torse est descendante et Bilal mesurait 1m86. Il est donc impossible qu’il ait pu se tenir debout devant l’agent au moment où celui-ci a fait feu, comme le montre clairement votre contre-enquête. Dans une vraie reconstitution, on aurait eu l’occasion de questionner ces incohérences. Ça n’a pas été possible dans ce cas.
Les procès-verbaux et les clichés de cette mise en situation seront transmis à l’expert balistique qui conclura que les déclarations des policiers « ne sont pas manifestement incompatibles » avec les éléments objectifs du dossier. Cette mise en situation a donc eu des conséquences importantes, parce que la conclusion de l’expert a eu un poids déterminant sur la décision du procureur de la République de classer sans suite cette affaire. Si l’IGPN avait simplement recueilli les déclarations des policiers de façon correcte, au lieu d’effectuer cette mise en situation, peut-être que l’expert aurait abouti à d’autres conclusions et qu’une information judiciaire aurait été immédiatement ouverte, ce qui aurait permis à un juge d’instruction de se saisir de l’affaire et d’ordonner une véritable reconstitution.
INDEX : Le procureur de la République de Pontoise a classé l’affaire une première fois en février 2022. Au même moment, vous avez déposé une plainte pour « homicide volontaire » et pour « violences volontaires avec arme par personnes dépositaires de l’autorité publique ayant entraîné la mort sans intention de la donner » avec constitution de partie civile. Deux ans après, INDEX a publié l’enquête sur la mort de Bilal et, d’après nos informations, ce n’est qu’après cette publication que la partie civile — le frère aîné de Bilal — a été entendue par le juge d’instruction, ce qui constitue le premier acte dans ce type d’information judiciaire. Pendant deux ans, l’institution judiciaire n’a pas bougé sur ce dossier. Comment expliquez-vous ce délai ?
MB : Une première réponse réside sûrement dans la qualité professionnelle des protagonistes, qui sont des policiers. Il est probable que n’importe quelle autre personne placée dans une situation semblable aurait été traitée différemment par l’autorité judiciaire. Il y aurait eu une enquête immédiate, avec possiblement des placements en garde à vue, voire en détention provisoire. Alors que les policiers qui ont participé à cette intervention, dont celui qui a tiré sur Bilal, continuent aujourd’hui d’exercer leur fonction de policier. Ils sont et demeurent présumés innocents, et je n’entends pas me prononcer sur leur culpabilité à ce stade. Là n’est pas la question. Mais je regrette que cette affaire n’ait pas reçu la considération procédurale que pouvaient légitimement attendre les proches de Bilal.
Ensuite, il y a le manque de moyens du tribunal de Pontoise, où il y a trop peu de magistrats instructeurs qui doivent chacun traiter des centaines de dossiers chaque année, avec des moyens très limités. Dans ce flot d’affaires qu’il faut « gérer », des affaires qui mettent en cause des policiers, ayant bénéficié d’un classement sans suite du parquet, ne sont probablement pas estimées prioritaires.
INDEX : Selon vous, le fait que Bilal M. était un homme arabe de 34 ans a-t-il eu une incidence sur la façon dont les policiers sont intervenus chez lui, ou encore sur la procédure judiciaire qui a suivi son décès suite à cette intervention?
MB : Je n’ai pas d’éléments là-dessus et je n’entends pas faire un procès d’intention sans éléments à ce sujet. Il est cependant vrai que le policier auteur du tir mortel a plusieurs fois tenu à rappeler dans ses auditions avoir entendu de la « musique arabe », et précise qu’elle était « bizarre », qu’on aurait dit des « chants religieux ». En réalité, Bilal écoutait beaucoup de musique et aimait particulièrement le raï. Il s’était probablement endormi avec cette musique allumée. C’est un détail mais ça pourrait avoir joué sur l’impression première des fonctionnaires de police qui sont intervenus, sur la perception qu’ils ont pu avoir de Bilal, d’autant plus dans le climat politique actuel et malsain qui, parfois, dresse des parallèles indignes entre islam et propension à la violence… Ceci étant dit, je pense que tout ceci vient vraiment en second plan dans le processus judiciaire, où c’est surtout la qualité professionnelle des protagonistes qui aura conduit le parquet à classer sans suite cette affaire.
INDEX : La mort de Bilal intervient dans un cadre particulier, celui d’une expulsion locative. Vous avez l’habitude de travailler sur des dossiers liés au mal-logement, avec des associations comme Médecins du Monde, la Fondation de l’Abbé Pierre ou le Droit Au Logement. Est-il courant que des expulsions locatives atteignent ce niveau de violence ?
MB : Je n’ai pas connaissance d’autres cas de ce genre, lors d’expulsions locatives. Cela n’empêche que ça reste un exercice d’une violence extrême, à la fois physique et symbolique. Physiquement, si la personne expulsée habite encore le logement, on va la prendre elle voire ses affaires personnelles et on va la mettre dehors par la force. Symboliquement, ça va se faire au vu de tout le monde, avec parfois des enfants en pyjama sur le trottoir à six heures du matin. Dans bien des situations, ça se fait sans examen de la situation des personnes, sans diagnostic préalable, sans proposition d’hébergement alternatif. C’est un échec manifeste de notre société que de devoir en arriver à un point où des personnes vulnérables sont remises de force dans la rue.
De plus, il s’agit là d’une infraction civile, d’un trouble de jouissance, d’un préjudice contractuel. Ce sont des affaires de droit privé, entre un propriétaire et son locataire. Quand la police intervient dans ces cas, la valeur protégée, c’est la propriété privée, et celle-ci vient primer sur ce qui fait le lien social, sur la protection de la vie d’autrui tandis qu’elle est aux abonnés absents quand il s’agit de lutter contre vendeurs de sommeil, escrocs au bail, ou propriétaires donnant à bail des logements indécents ou insalubres. Il devrait donc y avoir un devoir de vigilance, de proportionnalité, d’attention plus grand encore de la part des fonctionnaires de police, lorsque l’on en arrive à cette mesure extrême qu’est l’expulsion. Certes, Bilal ne payait plus son loyer, mais c’est inconcevable qu’on puisse finir tué pour ça.
INDEX : Quelles ont été les évolutions législatives concernant le droit au logement et les expulsions en France ces dernières années ? Est-ce que la loi « Kasbarian », du nom de l’actuel ministre délégué au logement, approuvée en juin 2023, a eu un impact sur l’utilisation de la force publique dans les expulsions locatives ?
Il y a deux mouvements qui ont traversé le droit français en matière de logement ces dernières années. Vers le haut, vers les possédants et les privilégiés, il y a moins de contrôles et plus de laisser-faire, moins d’entraves à la spéculation foncière et à la rente locative. Vers le bas, vers les dépossédés, les mal-logés, les normes sont devenues de plus en plus complexes et bureaucratiques, accentuant les mesures répressives et en stigmatisant les ménages endettés. La loi Kasbarian en est l’illustration parfaite : d’un côté elle facilite et accélère les procédures d’expulsion au profit des propriétaires, tandis que de l’autre, elle complexifie le droit, réduit les protections et adopte des mesures répressives pour l’occupation illicite des logements.
En outre, le législateur poursuit une forme de « déjudiciarisation » des expulsions. Avant, pour pouvoir expulser quelqu’un de son lieu de vie — quel qu’il soit, formel ou informel, avec ou sans titre — il était nécessaire d’obtenir l’autorisation d’un juge. Il y avait donc une procédure respectueuse des intérêts de toutes les parties, un débat contradictoire et le juge pouvait éventuellement accorder un délai avant que n’intervienne l’expulsion. Ça, c’est fini pour l’immense majorité des personnes qui survivent dans des lieux informels, sans titre. Maintenant, c’est le procureur de la République ou le préfet avec leur police qui interviennent, sans garanties, sans contrôle, ou alors à posteriori, et dans des conditions extrêmement difficiles à mettre en œuvre pour les occupants. Il s’agit là d’un transfert de compétences, depuis l’autorité judiciaire, vers l’autorité préfectorale et l’autorité de police. On en vient de plus en plus à traiter la misère, le mal-logement, les situations des personnes vulnérables, non pas par le prisme de la justice, du débat contradictoire et des droits de la défense, mais par le prisme de la police administrative et de la police judiciaire. C’est un changement de paradigme dans le traitement contemporain des situations de mal-logement.
À ces tendances de nature politique et législative, s’est ajoutée la crise du Covid-19. Pendant l’épidémie et pour un peu moins d’un an, les expulsions ont été suspendues. À la sortie de cette crise, on s’est retrouvé avec un stock de jugements à exécuter et les préfectures ont accordé massivement le concours de la force publique pour rattraper ce retard. Quantitativement, les années 2022 et 2023 sont des années où le nombre d’expulsions locatives a explosé.
INDEX : Y a-t-il un lien, selon vous, entre ces tendances à la simplification des procédures d’expulsions locatives, cette utilisation accrue de la force publique lors des expulsions, et la mort de Bilal ?
MB : Ce qui est représentatif, c’est qu’il n’y a eu aucun contact préalable avec Bilal avant son expulsion. Je veux dire, il n’y a eu aucune mesure progressive : on n’a pas proposé à Bilal un autre hébergement, même temporaire, on n’a pas essayé de lui faire quitter les lieux pacifiquement. Lorsque les policiers sont arrivés sur place, ils n’ont pas cherché à instaurer un dialogue. Il n’y a pas eu de passage préalable pour le prévenir. Au contraire, on a transmis aux agents des informations concernant une potentielle dangerosité de Bilal. Il y a donc un enchaînement de décisions qui, mises bout à bout, ont conduit au décès de Bilal. Et il serait incomplet, je crois, de chercher dans tout cela la seule responsabilité des fonctionnaires de police impliqués.
[Propos recueillis par INDEX le 15 mai 2024]