À Mayotte, « des morts qui ne comptent pas » : entretien avec Rémi Carayol
Journaliste indépendant, fondateur du site Afrique XXI, Rémi Carayol a longtemps travaillé à Mayotte et a récemment publié l’ouvrage Mayotte : département colonie (La Fabrique, 2024). Il revient de l’île française dans l’archipel des Comores, où il a pu observer les dégâts provoqués par le cyclone Chido. Dans cet entretien, il décrit les conséquences de cette catastrophe naturelle et la réponse sécuritaire de l’Etat, vouée à restreindre encore plus les droits des habitants en situation irrégulière.
INDEX : Vous rentrez d’un séjour à Mayotte qui, le 14 décembre 2024, était balayée par le cyclone Chido. Comment décririez-vous la situation sur place ?
Rémi Carayol : Quand je suis arrivé sur l’île, le 7 janvier 2025, tous les bidonvilles avaient déjà été reconstruits. Leur apparence était semblable à celle dont je me rappelais, avec un peu plus de couleur peut-être, parce que les habitants ont récupéré de nouvelles tôles et autres matériaux de fortune pour reconstruire leurs habitations. Ce qui m’a le plus marqué, c’est l’état de la végétation, avec tous les arbres tombés, ou bien qui sont restés debout mais qui sont dénudés. C’est effrayant, c’est un paysage de fin du monde. Évidemment il y a un drame humain en rapport avec le cyclone, mais le drame environnemental est aussi très important, y compris pour les humains à terme. Il faut rappeler qu’il y a beaucoup de gens là-bas qui se nourrissent des fruits de la terre, et notamment de bananes, de fruits à pain, de mangues – or il n’y a plus rien aujourd’hui. À moyen terme, c’est une situation explosive, parce qu’une grande partie de la population risque de ne pas avoir de quoi se nourrir. Pour ce qui est de la vie humaine, elle a repris, tout simplement. Quand on discute avec des gens qui ont vécu le désastre, beaucoup disent « j’ai cru mourir ». On sent que le traumatisme est important. Malgré tout, la vie a repris son cours. Les habitants ont repris le travail, les commerces ont rouvert et petit à petit, même la vie nocturne ou les activités sportives ont commencé à reprendre.
INDEX : On ne connaît toujours pas le bilan officiel du nombre de morts qu’a provoqué le passage du cyclone. Est-ce que vous avez pu vous faire une idée de ces chiffres ?
RC : Il y a une estimation, mais on sait qu’elle n’est pas juste. Le bilan officiel, c’est 40 morts, une quarantaine de disparus et plus de 5000 blessés. Sur les blessés, c’est impossible de vérifier, ça semble être un chiffre à peu près correct. Sur les morts, par contre, à peu près tout le monde est d’accord pour dire que c’est un chiffre sous-évalué. On est probablement très loin des milliers de morts qui avaient été évoquées par le préfet au lendemain du cyclone. En enquêtant sur le terrain, en discutant avec des personnes qui ont elles-mêmes essayé de chercher, notamment des gendarmes et des policiers, on peut estimer que la fourchette pourrait se situer entre 100 et 200 morts.
Moi, je tablerais plus du côté de 100, parce que je suis allé dans les quartiers les plus touchés, les bidonvilles, qui ont été rasés. Dans chaque bidonville, on parle de 2 ou 3 morts maximum, pas plus. Ce ne sont pas des endroits où l’on cache les morts, contrairement à ce qu’on voudrait faire croire. Quand il y a un mort, on en parle, on dit « oui, je connais telle personne » et puis on va me présenter la famille. Il n’y a pas ce tabou-là. Donc, on peut estimer que le nombre de morts n’est pas si important. Par contre, la grande question, c’est pour quelles raisons l’État reste sur ce bilan de 39 morts, alors qu’on est à peu près certain qu’il y en a plus ? Et surtout, pourquoi l’État refuse d’être transparent sur les morts ? Nous sommes plusieurs à avoir demandé des réponses, y compris un sénateur, Saïd Omar Oili. L’État refuse de donner le nom des morts qu’il a recensées, refuse de donner les circonstances de la mort, refuse de communiquer les lieux où les personnes ont été tuées. C’est très surprenant. Quand se produit une catastrophe comme celle-ci, en général, ce genre d’information est rendue publique. Au contraire, là, il y a une opacité totale, comme si on voulait poser une chape de plomb sur ces disparus. Mon hypothèse, c’est que le refus de communication de l’État sur le bilan du cyclone tient au fait que la plupart des morts étaient des habitants des bidonvilles. Parmi eux, beaucoup étaient des personnes en situation irrégulière, donc des personnes qui, pour l’État, n’existaient pas, de toute manière. Et qui n’avaient qu’une vocation, c’est d’être renvoyées vers les Comores.
Il est tout à fait plausible que l’État lui-même ne soit pas certain de l’identité des 39 morts officiellement recensés à ce jour. Dans l’urgence, dans la catastrophe, il est possible qu’un recensement détaillé des victimes n’ait pas été fait. Il pourrait donc y avoir une gêne de la part de l’État, parce qu’il ne maîtrise pas complètement cette information. Mais à mon sens, il y a aussi autre chose.
Dans mon livre sur Mayotte, je fais référence à la fabrique des morts-vivants, une idée que je reprends de la chercheuse Nina Sahraoui, qui l’a elle-même empruntée au philosophe Achille Mbembe. C’est un concept qui décrit le traitement des personnes qui vivent sur un territoire et dont on pourrait dire qu’elles y sont transformées en zombies, en fantômes, par un État qui nie leur existence et, par là, qui les voue à une mort quasiment certaine. On est dans cette situation à Mayotte depuis longtemps, avec une frontière [entre les îles Comores et Mayotte, ndr] qui a été imposée, avec la surveillance accrue de la traversée maritime entre les îles qui la rend mortelle pour certains, avec cette clandestinisation des personnes imposée par des lois successives, qui les poussent dans l’illégalité. On est dans une politique qui fabrique des morts-vivants depuis des années. Il se trouve que ce sont ces morts-vivants qui ont été les principales victimes du cyclone Chido. Mon analyse est que ces gens, de toute manière, n’existaient pas pour l’État français. Donc, ce sont des morts qui ne comptent pas.
INDEX : Par rapport au traitement étatique des habitants des bidonvilles à Mayotte et ceux en situation irrégulière, vous faites référence au concept de nécropouvoir développé par Achille Mbembe, un mode d’exercice du pouvoir basé sur l’administration des conditions de mort d’une partie de la population. Pourquoi ces personnes ont-elles constitué les premières victimes du cyclone ?
RC : Parce que c’étaient les quartiers les plus fragiles. En fait, très peu de maisons en dur se sont écroulées. Beaucoup ont perdu un toit, donc elles ont été ensuite inondées, mais très peu se sont écroulées, quasiment pas. Par contre, tous les bidonvilles ont été littéralement rasés : soufflées par des vents d’une telle intensité, les habitations de fortune qui s’y concentraient n’ont pas tenu. Ce sont ces quartiers qui ont été littéralement dévastés. Et c’est là où on retrouve le plus de victimes, parce que, tout simplement, ces maisons se sont effondrées sur leurs habitants. Il y a cependant un fait quelque peu paradoxal, c’est-à-dire que ces structures informelles ont fait en sorte de limiter la casse. En effet, selon l’INSEE, ces bidonvilles abritent autour de 100 000 personnes. Si on estime qu’il y a eu 100 morts sur 100 000 personnes, ça veut dire qu’il y a eu relativement peu de morts, finalement, en considération du fait que ces quartiers ont été rasés. Il se peut que l’estimation de plusieurs milliers de morts émise par le préfet au lendemain du cyclone était liée à l’état général de ces quartiers après le passage du cyclone, où tout semblait avoir été détruit. Mais en fait, la tôle, ça ne tue pas, ou très rarement. La tôle, ça blesse – c’est pour ça qu’il y a eu beaucoup de blessés, énormément de coupures, parfois graves, mais un nombre de morts relativement limité.
Cela dit, l’existence de ces bidonvilles où vivent environ 100 000 personnes est une conséquence directe de la politique que je décris comme une fabrique de morts vivants. Dans ces conditions de vie très précaires, les habitants sont surexposés à toute une série de risques, y compris aux risques de catastrophe climatique, pourtant prévisibles sur une île tropicale comme Mayotte.
INDEX : Ce que vous dites rappelle ce sur quoi nous interpellent de nombreux mouvements écologistes, soit que, désormais, c’est une politique d’adaptation au changement climatique qui prime, plutôt qu’une politique destinée à limiter le changement climatique lui-même. De ce fait, l’enjeu politique se déplace vers la question de déterminer qui va subir les conséquences d’un changement qui est de plus en plus accepté comme une fatalité. En ce qui concerne le cyclone à Mayotte, d’un côté on voit comment les habitants de l’île qui étaient déjà les plus démunis ont payé le prix fort. De l’autre, le point que vous soulignez concernant la protection relative qu’ont malgré tout fourni des habitations en tôle est intéressant, lorsqu’on considère le basculement en cours vers une logique d’adaptation au changement climatique.
RC : Daniel Gros, qui est le référent de la Ligue des droits de l’homme à Mayotte, a écrit un article sur le blog de Mediapart, où il explique que, finalement, ce sont les habitations des bidonvilles qui ont été le plus vite reconstruites. C’est très paradoxal : bien qu’elles soient très exposées aux dégâts que peut créer un cyclone, elles sont aussi, en quelque sorte, mieux adaptées au risque permanent de cyclone que les maisons en dur, qui pourraient aussi s’écrouler sur leurs habitants. Aujourd’hui, à Mayotte, les bidonvilles ont été quasiment totalement reconstruits, alors que les maisons en dur qui ont perdu leur toit ont toujours des bâches sur le toit. Dans les bidonvilles, les maisons en tôle, on les appelle des bangas. Les bangas, à l’origine, ce sont des constructions traditionnelles fabriquées à partir de végétaux. Des maisons qui ne résistaient pas aux cyclones, mais qui étaient très faciles à reconstruire après. Elles étaient, quelque part, adaptées à cette réalité qui fait qu’à chaque saison des pluies, il y a une ou deux tempêtes qui viennent avec des vents violents. Elles découlent d’une logique d’adaptation locale et traditionnelle, et les habitations en tôle peuvent être vues comme des déclinaisons modernes des maisons en végétaux. Alors, bien sûr, il ne faut pas oublier qu’elles mettent en danger les gens qui y vivent, car elles sont bâties sur des pentes très raides, qu’il n’y a pas de fondations solides, qu’elles sont insalubres… Il n’empêche qu’en cas de catastrophe naturelle, c’est ce que l’on reconstruit le plus rapidement. Au bout de 3-4 jours, les gens avaient déjà reconstruit en partie leur maison. L’idéal, ce serait des maisons qui sont aux normes sismiques et anticycloniques. Mais cela veut dire raser quasiment toutes les maisons de Mayotte pour en reconstruire des nouvelles, parce que rien n’a été fait pour s’adapter à ces risques-là, et encore moins pour une population considérée comme indésirable.
INDEX : Dans sa volonté de faire obstacle à la reconstruction des bidonvilles, la préfecture est allée jusqu’à restreindre la vente de tôle à certaines catégories de population sur l’île. Comment les autorités ont-elles réagi face à une reconstruction aussi rapide ?
RC : Dans ces bidonvilles, les premiers secours ne sont arrivés qu’une semaine après le cyclone. Aucun représentant de l’État n’est allé dans ces quartiers-là pendant sept jours. Mais au bout d’une semaine, ces quartiers étaient déjà reconstruits. En fait, l’État n’a rien pu faire face à ça. Quand le Premier ministre François Bayrou est arrivé à Mayotte, deux semaines après le passage du cyclone, il a déclaré qu’on allait interdire la reconstruction des bidonvilles. Mais au moment de cette déclaration, les bidonvilles avaient déjà été largement reconstruits. Ensuite, il y a eu cet arrêté de la préfecture qui vise à interdire la vente de tôle aux gens qui n’ont pas de papiers. C’est une mesure discriminatoire. On pourrait très bien extrapoler et imaginer qu’un jour, on interdira la vente d’aliments aux personnes qui n’ont pas de papiers. C’est aussi une mesure qui n’a eu aucun effet. En réalité, celles et ceux qui ont reconstruit leur maison dans un bidonville n’avaient de toute façon pas d’argent pour acheter de la tôle. Ils l’ont fait en récupérant ce qu’ils trouvaient.
INDEX : Cet arrêté de la préfecture concernant la restriction de la vente de tôle vous paraît-il représentatif du traitement que l’État réserve aux personnes en situation irrégulière à Mayotte ?
RC : C’est plus que représentatif. C’est une énième manifestation de l’idée qu’il faut interdire par tous les moyens à ces gens de vivre à Mayotte – une idée qui est défendue par l’Etat et par une partie des élus locaux. Elle exprime une volonté officielle que ces personnes en situation irrégulière disparaissent de Mayotte, qu’elles en soient chassées. Le même état d’esprit avait régi l’opération Wuambushu [opération policière de grande ampleur visant à expulser des étrangers en situation irrégulière et à détruire les bidonvilles, ndr], lancée en 2023 par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Gérald Darmanin. Et dans cet état d’esprit, on assiste à une fuite en avant dans la radicalité. Après Chido, des élus locaux ont proposé la suppression du droit du sol, tout simplement. Une proposition comme celle-ci aurait choqué il n’y a pas si longtemps que cela, mais elle a été approuvée le 6 février par l’Assemblée Nationale en première lecture. D’autres élus ont proposé la fin de la scolarisation pour les enfants issus de personnes en situation irrégulière et la fin de la gratuité de certains services publics. Ça va quand même très loin : le droit du sol et la scolarisation pour tous sont des fondements de la société française, ça fait partie du socle de la République. Pour se débarrasser de ces personnes, ces élus sont prêts à s’attaquer à ces fondements. Ce qui rend les choses encore plus tragiques est que les personnes visées par ses campagnes d’expulsions massives sont présentées comme des « migrants », comme des « étrangers », alors que très souvent, ce sont des personnes qui ont vécu toute leur vie à Mayotte. Elles sont nées à Mayotte ou elles y sont arrivées très jeunes, elles ont été scolarisées à Mayotte. On veut donc expulser des gens qui ont toujours vécu ici, mais dont les parents étaient en situation irrégulière.
INDEX : Attardons-nous sur cette notion de « situation irrégulière ». Dans le cas de Mayotte, comment est-elle définie ?
RC : C’est une situation irrégulière selon la loi française, mais on peut la questionner, puisque selon le droit international, Mayotte est un territoire comorien. Ensuite, le problème, c’est que la loi française ne cesse d’être changée en ce qui concerne Mayotte. Le droit des étrangers y est complètement dérogatoire, c’est un droit détérioré par rapport à ce qui est pratiqué ailleurs sur le territoire national. Non seulement la loi est très pénalisante pour les personnes « étrangères », mais en plus, la préfecture ne la respecte pas. Par-dessus tout cela, il y a des collectifs citoyens qui vont tout faire pour empêcher les gens de pouvoir se régulariser. J’ai fait un article dans Mediapart où j’expliquais que depuis le mois d’octobre, avant le cyclone, un collectif de citoyens bloquait le bureau des étrangers de la préfecture. Ça veut dire que tous les gens qui voulaient régulariser leur situation, qui avaient des titres de séjour depuis 5, 6, 7 ans, étaient empêchés de régulariser leur situation et étaient tombés de fait dans la clandestinité, puisqu’ils n’avaient plus de titres de séjour. Ainsi, des gens qui, même avec un droit détérioré, peuvent prétendre à avoir un titre de séjour, ou même la nationalité, en sont empêchés, par des actions de collectifs menées en dehors de tout cadre légal, avec la complicité de la préfecture – qui ne fait rien pour déloger ces collectifs devant ses propres bureaux.
Plus généralement, c’est la notion elle-même d’« étranger » qui est problématique à Mayotte. Ceux que l’on présente comme des étrangers ce sont des Comoriens des autres îles, qui vivent exactement de la même manière que les Mahorais [habitants de Mayotte, ndr], ils parlent la même langue, ils prient de la même manière, ils ont les mêmes marqueurs sociaux. Quand ils arrivent dans un village, ce ne sont pas des étrangers en tant que tels. Ils sont beaucoup moins étrangers que les métropolitains qui arrivent sur place, qui ne parlent pas la langue, ne connaissent rien à cette société-là.
INDEX : L’utilisation de cette notion d’« étranger », pourtant, permet à l’État de mobiliser des moyens très considérables pour expulser des milliers de personnes par an depuis Mayotte. Comment fonctionne cette machine à expulser ?
RC : Chaque année à Mayotte il y a 25 000 personnes à peu près qui sont expulsées vers les autres îles des Comores. Pour donner un ordre d’idée, ce sont 25 000 personnes sur une population de 320 000 habitants, quasiment 10 % chaque année de la population est expulsée. C’est 70 expulsions par jour, tous les jours de l’année. C’est absolument énorme. Pour donner un autre ordre d’idée, en France hexagonale, en 2024, il y a eu 21 000 personnes reconduites à la frontière. Parmi ces 21 000, à peu près la moitié étaient des aides au retour, donc des retours volontaires. Ça veut dire qu’en gros, il y a un peu plus de 10 000 personnes seulement qui sont réellement expulsées. À Mayotte, il y a 2,7 fois plus de personnes qui sont expulsées par rapport à l’ensemble de la France hexagonale. Ça n’arrive nulle part ailleurs dans le territoire français, y compris sur les autres territoires d’outre-mer. Je me demande même, à l’échelle mondiale, s’il y a des données équivalentes – je n’en suis pas certain. C’est une véritable industrie de l’expulsion. Tous les jours, on voit des camions, des policiers qui contrôlent des gens, qui mettent des gens dans les camions et qui les envoient vers le centre de rétention. Ça se fait très rapidement, puisque selon la Cimade la moyenne de temps qui s’écoule entre le moment où un individu est arrêté et le moment où il est mis sur un bateau et expulsé, c’est de 7 à 8 heures. C’est extrêmement court. En France, une procédure d’expulsion prend plusieurs jours, parce que les personnes visées ont droit à un délai qui leur permet de défendre leurs droits, de faire des recours. À Mayotte, ce n’est pas le cas. Les gens ont très peu de possibilités de faire des recours ou de faire valoir leurs droits : ils sont arrêtés, puis ils sont expulsés. Voilà. C’est ce qui permet ces chiffres complètement absurdes.
INDEX : Quel a été l’impact du cyclone Chido sur les expulsions ?
RC : La machine a été complètement enrayée. Pendant quelques temps, il n’y a pas pu y avoir d’expulsions, puisque tout le monde a été touché à Mayotte. Des gendarmes, des policiers ont, eux aussi, perdu leur toit. Ensuite, les forces de l’ordre ont été mobilisées déblayer les routes et autres opérations de maintien de l’ordre. Les expulsions ont commencé à reprendre à la fin du mois de décembre, mais de manière beaucoup plus restreinte qu’auparavant. Par ailleurs, les radars et les bateaux de la police aux frontières et de la marine ont également été détériorés par le cyclone. Toute l’infrastructure de surveillance ayant été endommagée, il y a moins de moyens disponibles pour arrêter les bateaux clandestins qui arrivent sur Mayotte.
INDEX : L’actuel ministre de la Justice Gérald Darmanin a profité du débat autour de la restriction du droit du sol à Mayotte pour proposer d’ouvrir « le débat public sur le droit du sol dans notre pays ». Comme souvent dans les territoires coloniaux et post-coloniaux, on a l’impression qu’ils servent de laboratoire afin d’expérimenter des politiques qui, une fois testées en ces territoires, sont par la suite importées en métropole. Mayotte sert-elle, selon vous, de laboratoire pour des politiques xénophobes de fermeture des frontières et d’expulsion de masse ?
RC : Il y a une vingtaine d’années, le Gisti, une association qui vient en aide aux étrangers en France, avait titré un numéro de sa revue « Plein droit » sur « l’outre-mer laboratoire », justement à propos du détricotage du droit des étrangers en France. Mayotte était l’emblème de ce laboratoire, mais il n’y a pas qu’elle. La Guyane aussi est un autre laboratoire. C’était il y a 20 ans et, déjà, on voyait que certains territoires d’outre-mer étaient considérés par la droite et l’extrême droite comme un lieu où tester des législations, des idées, et voir si elles passaient auprès de la société française. Il y a 20 ans, peu de gens pouvaient imaginer qu’on commencerait à se demander si on pouvait mettre fin au droit du sol. Et bien aujourd’hui, on y est. L’extrême droite a toujours voulu mettre fin au droit du sol, mais que des ministres se fassent les défenseurs de cette idée si ouvertement, c’est très récent. Et ce n’est pas que Darmanin : quasiment tous les membres du gouvernement Bayrou se sont exprimés de la sorte. La loi qui vient d’être votée, censée durcir le droit du sol à Mayotte, en réalité le démantèle complètement. On peut aujourd’hui dire que le droit du sol n’existe plus à Mayotte. Derrière l’argument de la « l’outre-mer laboratoire »“spécificité mahoraise”, à laquelle il faudrait faire face avec des mesures particulières, il y a des considérations d’ordre national : soit, de voir si ces mesures seraient également applicables au reste du territoire français.
INDEX : Pourquoi la réponse de l’État aux dégâts du cyclone Chido se retrouve-t-elle liée à une surenchère raciste et sécuritaire ?
RC : Pour deux raisons. D’abord, cela fait des années que dans le discours public interne à Mayotte, la responsabilité de tous les problèmes de l’île est prêtée aux étrangers, notamment de la part des responsables politiques. Dès qu’il y a un problème, c’est de la faute des étrangers : que ce soit l’insécurité, le manque d’eau, le manque de place dans les écoles… Jamais on ne pointe du doigt la responsabilité des élus locaux ou de l’État. Le deuxième point, c’est qu’en France hexagonale aussi on est dans une logique politique d’extrême-droitisation très rapide, par laquelle on adosse la faute de n’importe quel problème aux étrangers. Ainsi, devant une catastrophe humanitaire de cette échelle, alors qu’on pourrait s’attendre à des élans de solidarité, on assiste au contraire ; et cela, à cause de ces deux tendances, à la fois locales et nationales, qui se rejoignent et se renforcent. Le résultat est une situation terrible. La solidarité a existé pendant quelques jours, c’est vrai, il y avait des vies humaines qui étaient en jeu, et on a vu un peu d’entraide. Mais très vite, on est revenu à la logique qui prévalait avant, de stigmatisation des étrangers, avec encore plus de violence.